José Carlos Mariategui et le surréalisme

, par LÖWY Michael

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Parmi les révolutionnaires latino-américains, le péruvien José Carlos Mariategui (1895-1930) occupe une place singulière. Il est un des rares qui, dès les années 1920, voyait dans les paysans indigènes d’Amérique Latine, héritiers d’une culture collectiviste d’origine pré-colombienne — ce qu’il appelait « le communisme inca » — le principal sujet du combat pour la libération des Amériques et de l’invention d’un « socialisme indo-américain » qui ne soit pas « calque et copie » des expériences européennes.

S’il se réclame du marxisme, son interprétation de celui-ci est parfaitement hétérodoxe : « L’intelligence bourgeoise se complaît à une critique rationaliste de la méthode, de la théorie, de la technique des révolutionnaires. Quelle incompréhension ! La force des révolutionnaires ne réside pas dans leur science ; elle réside dans leur foi, leur passion, leur volonté. » Sa vision du monde est romantique/révolutionnaire : dans son célèbre essai de 1925 Deux conceptions de la vie, il oppose à ce qu’il appelle « la philosophie évolutionniste, historiciste, rationaliste », avec son « culte superstitieux du progrès », l’aspiration d’un retour à l’esprit d’aventure, aux mythes héroïques, au romantisme et au « donquichotisme ». Dans cette démarche, il se réclame — comme Walter Benjamin à la même époque — des penseurs anarcho-syndicalistes qui, comme Georges Sorel, ont réfuté les illusions du progrès.
Cette aspiration à un romantisme révolutionnaire le conduira à la découverte, vers 1926, du surréalisme. Il suit avec le plus grand intérêt les initiatives du mouvement surréaliste, qui à ses yeux « n’est pas un simple phénomène littéraire, mais un complexe phénomène spirituel. Il ne s’agit pas d’une mode artistique mais d’une protestation de l’esprit ». Ce qui l’attire vers les amis d’André Breton (dont il publiera plusieurs textes dans Amauta) c’est leur refus catégorique et irréconciliable de l’ordre rationaliste/bourgeois : « Les surréalistes [...] dénoncent et condamnent non seulement les compromissions de l’art avec la pensée bourgeoise décadente. Ils dénoncent et condamnent, en bloc, la civilisation capitaliste ». Le surréalisme est un mouvement et une doctrine néo-romantiques à vocation subversive : « Par son esprit et son action il se présente comme un nouveau romantisme. Par son rejet révolutionnaire de la pensée et de la société capitalistes, il coïncide historiquement avec le communisme, sur le plan politique ». Le surréalisme, insiste-t-il, n’a rien à voir avec la doctrine de l’art pour l’art : « Un artiste qui, dans un moment déterminé, n’accomplit pas le devoir de jeter à la Seine un flic de M. Tardieu, ou d’interrompre avec une interjection un discours de Briand, est un pauvre diable ». Il prend la défense des surréalistes contre ses critiques rationalistes français tel Emmanuel Berl : « Le surréalisme, accusé par Berl de s’être réfugié dans un club du désespoir, dans une littérature du désespoir, a démontré, en vérité, une compréhension beaucoup plus exacte, une notion beaucoup plus claire de la mission de l’Esprit ».
Ce n’est pas seulement du point de vue politique que Mariategui s’intéresse aux surréalistes ; c’est toute leur démarche qui lui semble digne d’admiration. Par exemple, l’enquête de La Révolution Surréaliste sur l’amour : « Peut-on imaginer dans l’Europe occidentale, bourgeoise, décadente, une enquête sur l’amour ? [...] Il faut un goût absolu pour le défi et la provocation pour revendiquer d’une façon aussi passionnée les exigences de l’amour [...] ». Contrairement à une approche superficielle, l’adhésion des surréalistes aux analyses de Sigmund Freud ne s’oppose en rien à cette redécouverte de la force subversive de l’amour : « Ce n’est pas contradictoire ni étrange de se réclamer des principes de Freud sur la libido et de proclamer le sentiment le plus poétique et le plus romantique de l’amour. Freud, qui a si visiblement offensé l’idéalisme formel des idées bourgeoises de la société occidentale, par ce seul fait est plus proche des surréalistes que de Clément Vautel et son positivisme [...] ».
Au moment même où les surréalistes se heurtaient à l’incompréhension la plus obtuse de la part des représentants officiels du marxisme en France, il est étonnant de voir à quel point cet intellectuel de la périphérie de l’Empire, ce « marxiste sorélien » du Pérou avait saisi, dans ces premières années décisives (1925-1930), les enjeux poétiques et révolutionnaires du mouvement. Le parallèle avec l’article de Walter Benjamin sur le surréalisme, rédigé à la même époque (1929), est étonnant.

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