2004 : étrange année pour l’Union européenne ! Ce devait être une année faste, et même historique. Le 1er Mai a marqué plus qu’un « élargissement », les retrouvailles d’une Europe que l’Histoire du XXe siècle avait scindée. C’est la concrétisation d’une réalité économique considérable, ce pourrait être la promesse qu’un nouvel acteur politique va œuvrer pour un meilleur équilibre des rapports de forces mondiaux. Pourtant, à l’évidence, l’enthousiasme n’était pas au rendez-vous. Ne s’est-on pas contenté de quelques feux d’artifices à l’Est, et à l’Ouest de célébrations convenues, à la limite de la stricte politesse diplomatique ?
Et voici que les élections au Parlement européen, les premières concernant vingt cinq Etats, viennent de révéler partout un immense désintérêt des peuples pour cette construction qui leur semble étrangère. A l’Ouest, on s’est peu déplacé, et lorsqu’on fit l’effort de voter ce fut le plus souvent pour désavouer les gouvernements en place. A l’Est, comble du paradoxe, on s’est massivement abstenu, ou on a envoyé des députés hostiles à l’Union européenne. Comment ne pas voir qu’il y a quelque chose de pourri dans le royaume d’Europe ?
L’absence de souffle, le sentiment d’une construction sans fonctionnalité, l’ennui que provoque une rhétorique du « grand dessein » qui ne peut dissimuler l’absence de vision et le libre jeu des lobbys... Telles sont les manifestations de la loi implacable du libéralisme, qui ordonne l’ensemble de la construction. Tout est décidé selon une finalité : lever les contraintes au libre jeu du marché, c’est-à-dire d’un capitalisme de plus en plus prédateur en matière de droits sociaux et d’acquis démocratiques. Comment dès lors s’étonner que, pour le plus grand nombre, le mot Europe se voit d’abord associé à des menaces : celles des délocalisations, de la destruction de la petite paysannerie, du démantèlement des acquis sociaux, d’une concurrence de plus en plus acharnée et d’inégalités croissantes ?
Autant dire que l’idéal européen, d’un vaste ensemble de peuples réconciliés malgré une histoire souvent tragique, développant de concert l’immense richesse économique, politique et culturelle qui est celle de ce continent, paraît se défaire au fur et à mesure que s’élève la puissance capitaliste européenne. Alors que la crise est patente, aggravée par la rupture qui s’est opérée sur la question fondamentale de l’alignement ou non sur la politique américaine de guerre contre l’Irak, confirmée par la carte des récentes élections, que proposent les gouvernements en place ?
Une Constitution ! Le mot, noble, fut mis en avant pour masquer la réalité d’un super traité entre Etats sur lequel les peuples ne peuvent ni ne pourront intervenir. Mais lorsqu’on invoque le bon sens pour rappeler qu’une Constitution doit être soumise au suffrage populaire, on nous réplique qu’il ne s’agit pas de cela. Comprenne qui pourra ! Déjà toute rapiécée, ses plus farouches partisans sont donc incapables de dire ce qu’elle est. Dans le même numéro du journal Le Monde, on pouvait lire la prose de Giscard d’Estaing, qui parle d’un acte « constituant » (les guillemets sont de l’auteur), et celle de Michel Rocard qui, sans rire, explique : « C’est un règlement intérieur accommodant, point » (Le Monde, 10 juillet 2004). La tâche consistant à faire avaler la chose est certes ardue, elle n’autorise pas nos deux auteurs à dire n’importe quoi. Le premier cédant à l’ironie, pour déplorer que Thucydide et Périclès aient été bannis des références constitutionnelles. Le second cultivant la désacralisation, pour déclarer : « Les doutes de Laurent Fabius sont ceux de tout le monde (sic !). Mais je lui en veux de ne pas les pondérer suffisamment ». On croit rêver ! On veut nous faire croire que la réponse aux problèmes de la construction européenne est contenue dans ce texte qui, intégrant les précédents traités, va institutionnaliser les exigences du libéralisme, les systématiser, et les rendre irréversibles, puisque l’accord unanime de toutes les parties prenantes, nécessaire pour le modifier, sera évidemment impossible. C’est bien, comme il a été dit, « inscrire le libéralisme dans le marbre ». Et s’il sera exigible de chaque État qu’il accroisse ses moyens militaires, rien n’est envisagé en matière de droits sociaux. « Et maintenant l’Europe sociale ! », disait pourtant le Parti socialiste lors des dernières élections ! Quant à l’argument, dont usent abondamment les Verts, qu’en rester au mécano de Nice serait dommageable, que pèse-t-il face au monstre juridique qu’est cette Constitution ?
N’est-il pas significatif que personne n’ait eu l’audace de la défendre lors des récentes élections, et qu’aujourd’hui encore ses défenseurs usent d’arguties et de ruses pour convaincre, non de sa valeur, mais du grand risque qu’il y aurait à ouvrir une crise. On ne résistera pas au plaisir de citer à nouveau Giscard d’Estaing, « père » de cette Constitution et membre du Conseil constitutionnel, qui à la question « Que faudra-t-il faire si un ou plusieurs États membres refusent de ratifier la Constitution ? », ose répondre : « Si une large majorité (sic) des citoyens d’Europe et des États membres (sic) approuvent la Constitution, le problème se posera pour les États qui ont refusé de ratifier, et non pour la Constitution elle-même ». Fermez le ban !
Le chantage à la crise ne saurait impressionner. La crise est là. Les propos tenus par les chantres de ce texte la confirment et l’accélèrent. L’épreuve de vérité est indispensable : celle qui permettra, par un référendum qu’il a fallu imposer, de dire « non » à cette Constitution, antidémocratique et antisociale, qui va à l’encontre des intérêts des peuples et des citoyens, et ce faisant mène à l’impasse l’Europe en devenir. Il est donc de la responsabilité des organisations qui sont conscientes des enjeux de cette épreuve de force - dont la LCR, les Alternatifs, le PCF, certains courants des Verts et du Parti socialiste, des groupes politiques locaux et des secteurs du mouvement syndical et social... -, d’écarter toute tentation du simple témoignage et du cavalier seul, pour construire une véritable force unitaire et pluraliste porteuse d’un non de gauche à cette Constitution, c’est-à-dire au libéralisme.
Un « non de gauche » qui concrétisera l’exigence d’une Europe démocratique, sociale, pacifique, ouverte sur le monde. Cette Europe des peuples qui s’est manifestée dans les mobilisations contre la guerre impérialiste, qui est à l’œuvre dans les forums sociaux, les initiatives européennes contre le chômage, les luttes des travailleuses et travailleurs contre les plans patronaux et les régressions sociales.
Un « non » qui ne sera pas le signal d’une désagrégation de la construction européenne, celle à laquelle travaillent les forces populistes et nationalistes qu’alimente le libéralisme débridé qui est à la manoeuvre. Mais, au contraire, le signe de la volonté d’une construction progressiste, desserrant les contraintes du capital et inventant un avenir pour les peuples du continent et ceux du monde.
F.S.