Un modèle de gestion social-libérale

Delanöe, le vrai bilan Le Paris de Bertrand Delanöe et de sa majorité « plurielle »

, par KOUVÉLAKIS Stathis

Recommander cette page

Depuis la victoire de Chirac aux municipales de 1977, le fait commence à se savoir : l’accès à l’Hôtel de Ville parisien peut conduire, ou du moins s’incrire dans une marche menant aux plus hautes fonctions de l’État. Aujourd’hui Delanoë, bénéficiant d’une complaisance médiatique qui aurait rendu jaloux son prédécesseur gaulliste, se présente ouvertement comme un « présidentiable », seul concurrent crédible de Ségolène Royal. En ce sens, la gestion que les occupants de la mairie de Paris, et la majorité politique qui les soutient, mettent en place durant leur mandature prend une importance toute particulière : elle éclaire sur le type de politique et de pratique du pouvoir susceptibles d’être mises en œuvre par la suite à une échelle plus large, au niveau du pouvoir central. Impulsées par la dynamique de la « décentralisation », qui a vu le poids des appareils d’État locaux (municipalités, conseils généraux et régionaux) monter en puissance, ces tendances s’inscrivent dans un mouvement de fond de restructuration du rôle de l’État en France. Loin d’un quelconque « retrait », le redéploiement de l’État s’inscrit dans la nouvelle phase de l’accumulation du capital qui voit la remise en cause des compromis de classe de la période antérieure que ce même État garantissait lors des « trente glorieuses ». Pour le dire autrement, la « décentralisation » s’est révélée comme le vecteur fondamental d’adaptation en profondeur de l’État aux exigences de la phase néolibérale du capitalisme.
Ce constat est d’autant plus important que, vu sous cet angle, ce n’est plus simplement le sommet gouvernemental et administratif qui est impliqué dans cette mutation néolibérale, mais bien, voire même : en tout premier lieu, les gestionnaires du pouvoir public au niveau local, municipal, départemental ou régional. Difficile de surestimer l’impact de cette tendance sur le système politique, et avant tout sur les partis de gauche, PS, PCF, Verts : telle qu’elle fût pratiquée, donc non sans contradictions, la gestion locale s’est néanmoins révélée sur le long terme comme le véritable laboratoire de la mutation de ces partis en partis de gestion du néolibéralisme, transformant profondément leur fonctionnement interne, leur rapport à leur base sociale et militante. Tel est donc l’enjeu décisif des scrutins locaux (municipaux, départementaux et régionaux) pour les forces anticapitalistes : ébranler la dérive gestionnaire des partis de gauche, rassembler des forces sociales et militantes susceptible de la remettre en cause, faire avancer des alternatives concrètes et sortir des postures de simple dénonciation.

La signification de l’alternance de 2001

Delanöe et sa majorité de « gauche plurielle » accèdent à la mairie de Paris au moment où le « système » mis en place par Chirac, et poursuivi par son successeur Tiberi, était exsangue et prenait l’eau de toute part. Les aspects les plus voyants de ce système — corruption systématique, clientélisme, rapports incestueux entre intérêts capitalistes particuliers, mairie et appareil RPR, jusqu’à la falsification des listes électorales — sont connus. Ce qui l’est moins, c’est le soubassement politique et social. Chirac et Tibéri ont en effet mené une politique de classe particulièrement brutale, antipopulaire et ouvertement prédatrice. Il s’agissait de faire « main basse » sur les fantastiques ressources financières de la capitale (un budget de plus de neuf milliards d’euros en 2007, soit environ l’équivalent du budget de la culture et de la justice réunis) pour mettre en place un réseau agglomérant certaines fractions du capital (du secteur du tourisme aux promoteurs immobiliers et entreprises liée aux commandes et services de la Ville de Paris tels que l’eau, l’affichage, le nettoyage etc, en passant par les « états majors » d’entreprises concentrés sur la capitale) au personnel politique appelés à jouer un rôle dirigeant dans la conquête la future gestion du pouvoir présidentiel.
Après avoir battu en 1977 une gauche encore dominée par le poids prépondérent du PCF à Paris, dans un contexte d’extrême polarisation sociale et politique, ce système ne pouvait que chercher des appuis, et cela de façon croissante, dans la corruption cliéntéliste et la fraude ouverte, plutôt que dans la recherche de compromis sociaux (même limités) avec des secteurs populaires. L’« évolution sociologique » de Paris, à savoir l’éviction des couches ouvrières et du salariat modeste dans la périphérie de plus en plus lointaine, et l’appui inconditionnels des « beaux quartiers » de l’Ouest parisien étaient censés faire le reste. En deux mots, loin d’être une anomalie ou une exception, le système Chirac-Tibéri offre au contraire un exemple exacerbé du modèle néolibéral dans ses traits les plus fondamentaux.
On ne fera pas l’historique de la crise et de la chute de ce système, pour se limiter au rappel de quelques tendances fondamentales :

  • ce système laissait beaucoup trop de monde en dehors, tout particulièrement dans le salariat intermédiaire et supérieur (qui compte parmi les gagnants relatifs de l’éviction des couches populaires de l’Est parisien) et jusque dans des secteurs bourgeois marginalisés ou exclus du système. Ces secteurs sociaux ont investis massivement dans les années 1990 le PS et les Verts, occupant ainsi le vide politique et sociologique laissé à gauche par l’effondrement du PCF et la fin du Paris ouvrier.
  • La légitimité du pouvoir Chirac-Tibéri a été fortement contesté par des mobilisations sociales significatives, de type « mouvements urbains », notamment à partir des années 1990 : mobilisations sur les projets d’aménagement urbain, luttes pour le logement, mouvements culturels. Portés par essentiellement par les associations, ces mouvements sont dominés par les « classes moyennes salariées » (enseignants, artistes, cadres de la fonction publique etc) mais rayonnent au-delà, parfois en direction des classes supérieures (sur les questions du cadre de vie dans des quartiers relativement aisés comme le 14e par exemple), parfois en direction des classes populaires (luttes pour le logement dans l’Est parisien). Une mention spéciale doit être réservés aux mouvements des travailleurs immigrés et/ou en solidarité avec ceux-ci et leurs familles, qui regroupent une part majoritaire de ce qui reste de la classe ouvrière dans Paris.
    Ces secteurs sociaux ont joué un rôle majeur dans la modifications des rapports de force sociaux au cours de la dernière période Chirac-Tibéri. Disposant d’une relative autonomie, ils n’en constituent pas moins la base la plus « militante » de l’actuel bloc politique qui occupe l’Hôtel de ville, tout particulièrement le PS et les Verts parisiens. Ceux-ci jouent un rôle important en ce qu’ils sont le seul secteur politique à disposer d’une (très) relative autonomie vis-à-vis de la gestion Delanöe (à l’opposé d’un PCF presque entièrement satellisé) tout en s’inscrivant à l’intérieur de ses équilibres d’ensemble. Le renforcement de la gauche anticapitaliste dans ses secteurs sociaux est une priorité pour modifier les équilibres dans la gauche parisienne. Il passe, entre autres choses par une critique argumentée et concrète du bilan de la mandature Delanöe. Les notes qui suivent entendent contribuer à cette critique.

Le logement : un bilan chiffré

La question du logement se trouve, et depuis fort longtemps, au cœur des rapports politiques et sociaux dans l’espace urbain de la capitale. En effet, depuis le baron Haussman, encouragé sinon piloté par des politiques étatiques, un puissant mouvement d’investissements spéculatifs fonciers agissent toujours dans le même sens : chasser les couches populaires de la ville, prélever un « tribut foncier urbain » au profit de certaines fractions capitalistes, construire un espace urbain résidentiel destiné aux classes moyennes. Cette tendance comporte également, même si cet aspect bénéficie en général d’une attention moindre, une logique proprement économique : industrie du tourisme et du loisir de masse, bien entendu, services marchands, mais aussi segments supérieurs dans la division de travail, de plus en plus associés à des positions de prestige au sein d’un capitalisme mondialisé : secteur financier, luxe, médias et high tech, fonctions de commandement et de conception de grandes entreprises (souvent concentrées dans leurs sièges) etc.
Concernant le bâti, ce deuxième aspect concerne une variable cruciale, et pourtant peu discutée quand il est question du logement et de la politique municipale. C’est la question de l’immobilier de bureau, sur lequel, on le sait, Chirac et Tibéri avait tout misé. Il ne s’agissait en effet pas simplement d’accélérer l’éviction des ouvriers et du salariat d’exécution de Paris mais aussi d’encourager la fuite des activités de type industriel, et de récupérer l’espace urbain devenu ainsi disponible au profit du « tertiaire haut de gamme », faisant de Paris une métropole en compétition avec d’autres mégalopoles sur le terrain du capitalisme mondialisé. A noter que l’activité foncière associée à l’immobilier est extrêmement cyclique (elle se contracte fortement au moment des récessions), très spéculative (elle rapporte bien davantage que la construction de logement). Ses conséquences dans le remodelage de l’espace urbain sont très importantes : la demande de surfaces de bureau tend à décliner dans le centre de Paris intra-muros (qui tend à devenir un pur espace de consommation et de loisir de masse) au profit des zones situées en périphérie (en bordure du périphérqiues et en banlieue : La défense, bien sûr, mais aussi Plaine Saint Denis, plusieurs zones de la grande couronne etc).
L’arrivée de la nouvelle équipe municipale signale-t-elle un infléchissement de la politique municipale à cet égard ? Et quelle est sa marge de manœuvre effective, à savoir son poids relatif dans l’ensemble de l’activité liée au foncier à Paris ?
Commençons par la deuxième question : compte tenu de la chute constante du volume de la construction à Paris, la part des opérations engagées par la Ville de Paris sous forme de ZAC (Zones d’Aménagement Concertée, par exemple la ZAC Bercy, des Batignolles) ou de GPRU (Grand Projet de Renouvellement Urbain, par exemple le réaménagement des portes de Paris) dans ce total s’est considérablement accrue : elle s’est élevée à 31 % entre 2001 et 2004, soit 48 % des bureaux et 18 % des logements. Selon certaines estimations elle pourrait atteindre jusqu’à 45 % du total des logements neufs pour la période à venir (jusqu’en 2015), compte tenu du ralentissement de l’activité de ce secteur. Dans son programme pour la prochaine mandature, Delanöe parle de « la réalisation de plus de 70 opérations d’aménagement, intéressant 1000 hectares soit 10 % du territoire [de Paris] » [1]. Dans tous les cas il s’agit de projets d’ampleur considérable, dont le poids spécifique sera décisif dans un secteur de la construction à l’activité fortement limitée par les contraintes objectives de l’agglomération (quasi-absence de terrains constructibles en dehors des secteurs aménagés, bâti ancien protégé etc.).

Dans quel sens vont-ils agir ?

La part du logement social parisien atteint actuellement 15 % (chiffre 2006) des résidences principales, elle était de 13,5 % en 2001. Cette petite amélioration résulte d’une légère augmentation du nombre de logement sociaux financés par, de 3500/an environ de 2001 à 2003 à 4000/an en 2004-2005 et 5200 en 2006. Le PLU (Plan Local d’Urbanisme) approuvé en juin 2006 par le Conseil de Paris fixe un objectif plancher de 4000 logements par an. Au rythme actuel, il faudrait, selon les estimations officielles de l’APUR datant de 2006 (Atelier Parisien d’Urbanisme) [2] une quinzaine d’années (et un volume de 57 mille logements) pour atteindre le taux de 20 % de logements sociaux fixés par la loi SRU [3]. Ces estimations, pourtant relativement optimistes, invalident d’emblée les promesses du candidat Delanöe qui parle d’objectif atteint à la fin de la prochaine mandature (2014) et d’un chiffre de 40 mille logements [4]. Il y donc peu de chances pour que le nombre de demandeurs de logement social, qui est passé de 100 à 110 mille (dont 88 résidents parisiens) sous le premier mandat de Delanöe, recule de façon significative dans les années à venir et pour que, tout simplement, Paris respecte dans un délai prévisible les objectifs minimaux fixés par la loi SRU (20 % de logement social dans le total des résidences principales d’une commune), votée par un gouvernement de gauche plurielle.

Avant d’examiner de façon plus précise la « qualité » des logements sociaux en question, regardons de plus près les raisons de cette insuffisance. Dans son projet pour Paris, Delanöe parle de 27 mille logements neufs à Paris pour la prochaine mandature, dont la moitié de logements sociaux (environ 13 mille donc, soit plus de deux mille par an), le reste (soit environ 27 mille sur les quarante mille promis) devant être réalisé grâce à la réhabilitation de logements anciens et à la transformation de logements existants en logements sociaux [5]. Ces chiffres paraissent pêcher par un optimisme exagéré, le rythme actuel étant plus proche des trois mille logements neufs par ans (dont environ 1300 logements sociaux par an). Ils cachent surtout le fait majeur, à savoir que la majeure partie de ce qui se construit dans Paris, y compris dans les programmes de type ZAC et GPRU, est consacré à l’immobilier de bureau : selon l’étude de R. Paris et R. Dutrey [6] il apparaît que 48,98 % des m2 de surface habitable nette (SHON) programmés dans les principales opérations parisiennes, présentées dans « Aménager Paris », seront consacrés aux bureaux et aux activités, 28,11 % au logement et 22,91 % aux équipements. Cet équilibre global est très similaire à celui qui prévaut dans les ZAC et GPRU où un peu plus de 51 % des surfaces construites seront des bureaux.

Au total, ce sont plus de 4,7 millions de mètres carrés nouveaux qui ont été programmés depuis 2001, début du mandat Delanöe, dont plus de 2,4 millions pour les bureaux et activités, près d’1,18 million pour le logement et un 1,3 millions consacrés aux équipements. La majorité de ces 4 millions de mètres carrés devraient voir le jour d’ici à 2015, à moins d’une remise en cause des programmes votés. Selon les auteurs de cette étude « la demande reste forte dans l’espace réservé aux activités, en raison de l’attractivité de Paris mais aussi parce que le rapport d’un immeuble d’activité est meilleur que celui d’un de logement, d’où l’intérêt des promoteurs. Les acteurs économiques ayant pour objectif de valoriser leurs biens pour financer l’achat de leurs nouveaux bureaux, cet apport de biens pourrait entretenir le mouvement à la hausse du marché immobilier ».

Ainsi donc, les priorités fixées par la Ville de Paris correspondent parfaitement aux exigences spéculatives des promoteurs immobiliers : priorité aux bureaux et logement social réduit à la portion congrue. Sur quel raisonnement économique se fonde ce calcul des édiles municipaux ? Citons de nouveau l’étude de R. Paris et R. Dutrey : « L’équilibre général adopté entre activité, logement et équipement permet le financement des opérations d’aménagement à un coût très faible pour la Ville de Paris. Pour le dire simplement, la volonté municipale que les ZAC s’équilibrent financièrement, donc que les ventes de droits à construire de bureaux et de logements privés en accession payent l’acquisition des terrains, les équipements et les espaces publics ainsi qu’une partie des logements sociaux, aboutit à une très forte proportion de programmes privés ».

Revenons donc à la question prioritaire : quelles sont les causes de l’insuffisance fondamentale d’offre de logement social à Paris ? Non pas simplement la rareté des terrains et/ou leur coût, ou le coût de financer du logement social dans du logement existant à Paris, mais un choix politique lourd, qui s’opère aux niveaux des opérations de type ZAC : en effet, moins de 15 % des surfaces construites dans ce cadre sont destinées au logement social, quand bien même elle représenteraient la moitié du logement neuf total.

Encore faut il ajouter que ce logement social, neuf ou ancien reconverti, est pour un tiers seulement du logement « vraiment » social, de type PLA-I ou PLUS (plafonné entre 5,25 et 5,9 euros /m2) un bon tiers étant du logement « intermédiaire » (PLS, plafonné à 8,85 euros / m2) destiné aux « classes moyennes » électoralement tant convoitées par les autorités municipales (entre 2001 et 2006, sur un total de 23850 logements sociaux financés, environ 7 300 correspondent à des PLS). Le programme de Delanöe assume du reste candidement cet aspect, en maintenant à un tiers la part de PLS dans le logement social programmé pour la prochaine mandature, et cela « afin de répondre aux difficultés rencontrées par toutes les catégories sociales, et notamment les classes moyennes ». Il ajoute même que la ville « imposera aux promoteurs » une part de 40% de logements neufs « à loyers maîtrisés », plafonnés à 16 euros par m2, soit le double des logements PLS [7]. Ce qui donne par exemple un loyer de près de 500 euros hors charges pour une surface de 30 m2. Belle manière de « répondre aux difficultés rencontrées par toutes les catégories sociales » en effet !

Logement et emploi

Le choix en faveur de la spéculation immobilière, et tout particulièrement de l’immobilier de bureau, est en général justifié par l’argument économique classique du libéralisme, celui de la création (supposée) d’emploi induite par l’accroissement des profits capitalistes.

Le moins qu’on puisse dire est que cette logique ne fonctionne pas dans le cas dont il est ici question : Paris ne cesse de perdre des emplois, tout particulièrement depuis 2001 (1,45 million de salariés en 2000, 1,24 million en 2007), et ce y compris dans le secteur tertiaire [8].

La structure du chômage parisien (actuellement de 8,3 %, légérement supérieur à la moyenne francilienne et nationale), est majoritairement constituée de chômeurs de longue durée et des jeunes sous-qualifiés. Or les immeubles de bureaux sont davantage pourvoyeurs d’emplois qualifiés, en particulier dans le tertiaire supérieur, destinés à des cadres et professions intermédiaires, ils sont donc déconnecté des besoins des chômeurs parisiens.

Par ailleurs, il est clair que la courbe de l’emploi parisien suit étroitement les courbes régionales et nationales, plutôt que celle de l’augmentation des surfaces tertiaires. Il n’y a donc nulle corrélation entre création de surfaces de bureaux et évolution du chômage.

Et le phénomène n’est pas près de s’inverser. En effet le secteur tertiaire francilien s’est engagé depuis plusieurs années dans un vaste phénomène dit de « desserrement », les emplois les moins qualifiés des grands secteurs dominant l’emploi tertiaire francilien (banques, assurances, grands services publics) ayant quitté Paris pour la première et la seconde couronne, pour disposer de grands plateaux récents et surtout bien moins chers, les seules activités de commandement et de représentation restant au centre. Il est peu probable qu’un phénomène inverse se produise, à moins de vendre à perte les droits à construire du bureau en ZAC et de les rendre ainsi compétitives. Donc de s’engager sur ce terrain dans une compétition avec d’autres communes d’Ile-de-France.

En réalité, le soutien public, et tout particulièrement municipal, accordé au marché de l’immobilier de bureau tend à exclure l’activité du centre de Paris et à les concentrer en périphérie. Il accroît de ce fait la ségrégation spatiale, alors même que la majorité des capitales européennes se battent précisément pour endiguer ce phénomène et garder une mixité des fonctions de la Ville à toutes les échelles. Mais, dans ce mouvement, tout le monde n’est pas perdant : les entreprises ou les investisseurs reconvertissent leurs immeubles de bureaux du « triangle d’or » (8e, 9e et 16e arrondissement) en logements (de luxe) — ce qu’incite à faire le PLU dans l’ouest parisien — au profit d’immeubles neufs situés le long du périphérique : elles ne font ainsi que déplacer des emplois et profitent d’une opportunité pour valoriser leur patrimoine foncier de centre-ville.

Une sorte de cercle vertueux de l’accumulation capitaliste s’opère ainsi, qui voit, pour le plus grand profit de la spéculation immobilière, l’espace urbain résidentiel tendanciellement réservé à des couches qui correspondent à la concentration d’activité économiques produite par le redéploiement spatial de la division sociale du travail. Telle est du reste la vision de Paris mise en avant dans le programme de Delanöe : une ville qui se place sur le terrain de la mondialisation capitaliste, à caractère financier, et un pouvoir municipal qui fait le nécessaire, notamment au niveau de la gestion foncière, pour attirer les capitaux et les couches sociales qui profitent de ces tendances. Citons quelques extraits éloquents de ce document : « Une compétition pacifique mais intense existe entre les grandes villes européennes — Londres, Berlin, Barcelone, Milan ou Amsterdam — et mondiales — New York, Hong Kong, Shanghai ou Tokyo — pour attirer sur leur territoire ces entreprises innovantes, porteuses d’emplois à forte valeur ajoutée. Dans cadre, Paris dispose d’atouts importants : des universités et des écoles d’ingénieurs de grande qualité, des laboratoires de recherche de niveau mondial, destalents et des compétences reconnues dans l’économie de la création (mode, luxe, design, artisanat d’art), de la connaissance (biotechnologies, environnement, réseaux, technologies de l’information, nanotechnologies) ou dans l’économie financière (Euronext, gestion de fonds). Toutes les études mesurant l’attractivité mondiale des capitales confirment que Paris est au coude à coude avec Londres. Notre cité est même la destination privilégiée des investisseurs internationaux à l’horizon 2010, notamment sensibles aux 2 millions de mètres carrés économiques autorisés par le nouveau Plan Local d’Urbanisme » [9]. On ne saurait si bien dire...

Gérer le service public comme une entreprise...

Delanöe est très fier de ses qualités de gestionnaire et de leur conformité avec les critères de l’entreprise. Il veut faire de Paris une métropole de l’« innovation », une ville « partenaire de ses entrepreneurs » [10]. Dernier exemple en date, le « partenariat » signé le 29 janvier dernier avec Bill Gates censé permettre, selon les propos tenus par le maire, « d’épauler, chaque année, 40 start-up », le retour à l’emploi « d’une centaine de personnes au chômage » et la réalisation d’un futur « centre sportif numérique », début 2009, porte de Montreuil. Un accord que les élus apprendront par voie de presse, et sur lequel le Conseil de Paris ne n’est jamais prononcé [11]. Ni la méthode, ni les objectifs ne sont manquent de précédents, nous y reviendrons. Ce qui est certain, c’est que c’est bien comme une entreprise qu’il gère les services de la Ville de Paris. La politique d’externalisation au privé, cœur de la gestion Chirac-Tibéri s’est encore amplifiée. Vélib est le dernier exemple en date, peut-être le plus connu, des cadeaux juteux aux grandes firmes, en l’occurrence JC. Decaux — dont le nom reste associé à la dérive affairiste du système Chirac-Tibéri — a obtenu d’excellentes conditions pour l’affichage publicitaire dans la capitale en échange des Vélib après une procédure d’appel d’offres rocambolesque.

Mais le cœur de l’affaire réside peut-être dans le type de gestion adopté pour les services de la Ville de Paris. Ainsi des vacataires ou précaires en Contrat d’Avenir ou en Contrat d’Accompagnement dans l’emploi qui travaillent dans les crèches, les cantines, les centres d’animation, les bibliothèques, à temps partiel et pour le SMIC horaire. Malgré les nombreux mouvements sociaux qui ont émaillé sa première mandature, Delanöe choisit d’ignorer les revendications de ses salariés : titularisation ou augmentations de salaires qui leur permettraient de ne pas vivre comme des parisiens de seconde zone.

De même, dans un contexte de privatisation accélérée du traitement des chômage, les opérations de placement privé des chômeurs vont continuer : Nicolas Sarkozy avait, le premier, en tant que Président du Conseil général des Hauts de Seine recouru aux prestations hors de prix du cabinet de placement australien Ingeus, Delanöe s’engouffre dans la brèche, alors même que toutes les études montrent que l’efficacité de ces structures n’étant guère diférente de celle du public, à savoir faible : fin 2006, sur les 1 900 personnes ayant signé une « charte » avec le cabinet en question, 379 ont décroché un emploi, dont seulement 88 en CDI [12].

Et servir (généreusement) les entreprises en ressources publiques...

La sollicitude manifestée par le maire de Paris envers les grands groupes économiques s’inscrit dans la même tendance : Vinci s’est ainsi taillé la part du lion dans le business des parking souterrains de la capitale et espère retirer de juteux bénéfices de la disparition programmée du stationnement gratuit, le groupe Lagardère s’est fait attribuer dans des circonstances étonnantes la concession de la Croix Catelan (site prestigieux de six hectares au cœur du Bois de Boulogne) et le marché des kiosques à journaux. L’entrepreneur Max Guazzini, un proche historique de Delanöe (il fût son conseiller juridique dans les années 1980, et lui doit la prise de contrôle de la station NRJ en 1984), et actuel patron du Stade français, fait, lui, main basse sur le stade Jean-Bouin, tandis que le fonds d’investisement nord-américain Colony Capital, spécialisé dans l’immobilier mais également actionniare majoritaire du Paris-Saint-Germain cherche à transformer le Parc des Princes et la piscine Molitor en centres de profit. Sans oublier LVMH, qui implantera sa fondation Louis Vuitton consacrée à la création et à l’art contemporain en plein cœur du Bois de Boulogne, décidément très convoîté par les grands capitalistes. Précisons que LVMH, groupe dirigé par le milliardaire proche de Sarkozy Bernard Arnaud, est également piloté par Christophe Girard, adjoint à la culture du maire de Paris, qui y travaille comme directeur de la stratégie de la branche luxe (pour 5 500 euros par mois précise son site personnel) [13]. Dans le domaine des nouvelles technologies, l’accord signé avec Microsoft a immédiatement suscité des questions au sein même de la majorité municipale quant au maintien de l’engagement pris par la Conseil de Paris de basculer les 17 mille PC sous Windows de la Ville de Paris vers des logiciels libres [14].

Certes, voulant mettre fin à l’un des principaux scandales de l’ère Chirac, et, plus généralement de la gestion néolibérale des affaires municipales au niveau mondial, la privatisation des services de l’eau (qui s’est traduite par le rencherissement des factures des usagers et des profits juteux pour les actionnaires), Delanöe a déclaré vouloir les faire dans le giron municipal. Pourtant, si l’on suit attentivement les termes de son communiqué, le propos est nettement plus conciliant que ne le laisse supposer le slogan de la « municipalisation » répété à l’envi dans la presse. En témoigne notamment ce passage qui ménage les possibilités de trouver un arrangement avec les opérateurs privés : « je souhaite que cette régie puisse s’appuyer sur le savoir faire technique que les groupes industriels privés, spécialisés dans ce domaine, ont développé en France : cela pourrait s’inscrire dans le cadre de missions, ponctuelles ou spécifiques, ou encore sous la forme de marchés publics concernant par exemple les travaux qui ne relèvent pas de l’entretien courant. Pourrait ainsi se développer une nouvelle approche des partenariats public-privé : l’autorité publique gardant toutes ses capacités de pilotage, de gestion et de contrôle, le privé apportant sa réactivité et son expertise sur des sujets ciblés ». Là comme ailleurs, c’est donc la logique du « partenariat public privé », mis à l’honneur par Tony Blair et les néolibéraux de droite comme de gauche, qui est à l’ordre du jour. Si la clarté n’est pas faite sur ce point, le discours de Delanöe, mais aussi celui de ses alliés de la majorité municipale, notamment Verts et PCF, qui mettent fortement en avant cette promesse de municipalisation de l’eau, ne sera d’aucune crédibilité.

Conclusion

Quel est donc le Paris façonné par la gestion Delanoë ? Il n’est guère difficile de répondre à cette question. Derrière les opérations de séduction, de type Vélib, Paris-Plage et Nuit Blanche, largement ciblées vers les classes moyennes aisées et leur style de vie « qualitatif », se trouve une politique de classe, visant à mobiliser les ressources municipales pour stimuler l’appropriation de la ville, de son espace et de ses capacités productives, par les intérêts capitalistes. Le Paris voulu par Delanoë entend se conformer au modèle de la « ville entreprise » : une ville gérée selon les principes de la gestion entrepreneuriale et qui se conçoit elle-même comme un territoire destiné à faciliter et à engendrer des profits. Le programme de Delanoë ne cache du reste nullement les objectifs visant à renforcer l’« attractivité » de Paris pour les investisseurs français et étrangers, et à améliorer son rang dans la compétition européenne et mondiale entre grandes métropoles et régions urbaines. Si changement il y a par rapport à l’époque Chirac-Tibéri, c’est essentiellement dans le sens d’une « modernisation » du modèle néolibéral, les « partenariats » avec Bill Gates et Lagardère succédant au clientélisme traditionnel du RPR.

Dans ce cadre, l’actuelle majorité municipale peut certes opérer quelques concessions en direction de sa base sociale, préférentiellement au bénéfice des fractions les plus aisées de celles-ci (ainsi le timide effort en direction du logement social en fin de mandature). Mais les classes populaires ont peu de choses à espérer d’une politique qui va à l’encontre de leurs intérêts et de leurs aspirations. Seules leurs mobilisations et les luttes peuvent dans l’immédiat arracher quelques concessions.

Pour s’amplifier et aboutir ces mobilisations ont besoin d’une vraie opposition de gauche à la politique de Delanöe et de sa majorité. Telle est l’objectif des listes Paris 100 % à gauche avant comme après les élections de mars.

P.-S.

Article paru sur le site LCR Paris 9e-10e arrondissement, le 1er mars 2008.

Notes

[1Paris, Un temps d’avance. Le projet de Betrand Denanöe pour 2008-2014, p. 12.

[2APUR, Les chiffres du logements social en 2006, disponible sur www.apur.org.

[3Loi Solidarité et Renouvellements Urbains, votée en 2000, qui fixe notamment un objectif de 20% de logement social dans le total du parc immobilier d’une commune.

[4Paris, Un temps d’avance..., op. cit., p. 12.

[5Ibid.

[6René Dutrey, Romain Paris, État programmé de la construction à Paris depuis 2001, disponible sur http://conseildeparis.lesverts.fr/IMG/pdf/État_de_la_construction_paris_depuis_2001.pdf

[7Paris, Un temps d’avance..., op. cit., p. 12.

[8Cf. « Le marché du travail à Paris. L’emploi salarié », CCIP-Délégation de Paris Service Economie et Information territoriale, mise à jour décembre 2007, disponible sur http://www.ccip75.ccip.fr/

[9Paris, Un temps d’avance..., op. cit., p. 24.

[10Voire le chapitre de sont programme sous ce titre : Paris, Un temps d’avance..., op. cit., p.57-58.

[11Cf. « Accord Bill Gates — Bertrand Delanoë », L’Humanité du 30/01/2008.

[12Sabrina Dufourmont « Des RMIstes bien encadrés », in L’Express du 08/02/2007.

[14« Accord Bill Gates - Bertrand Delanöe », art.cit.

Pas de licence spécifique (droits par défaut)