ALORS QUE JE PROMETTAIS à Daniel Guérin, auprès du lit où il allait bientôt mourir, que nous ferions tout pour que son apport à la compréhension de la Révolution française ne soit pas étouffé sous les édredons du « Bicentenaire », il me dit : « Mon bicentenaire, à moi, ce n’est pas 89, c’est 93. »
Dans le climat général de réaction qui s’est encore accentué depuis quatre ans, ce que nous pouvons faire pour rappeler cet apport a de grandes chances de ne pas avoir beaucoup d’écho. Mais il faut bien semer, même sur la terre la plus aride et la plus craquelée, avec l’idée qu’il suffit de quelques grains qui lèvent pour que l’avenir soit assuré.
Pendant deux siècles, et jusqu’à cette misérable éclipse produite par la conjonction de la droite monarcho-vendéenne avec les nouveaux Girondins sociaux-démocrates, l’histoire de la Grande Révolution n’avait cessé de progresser, sinon de droite à gauche — car la gauche avait toujours eu une voix — du moins grâce à une connaissance plus complète des faits par des textes mis au jour et par une analyse plus poussée de ces faits. Dans ce mouvement, Daniel Guérin s’est inscrit comme un aboutissement.
Provisoire, certes, car toutes les régressions n’empêcheront jamais que, nous élevant sur les épaules de nos devanciers, nous ne puissions graduellement voir plus loin qu’eux, ce que Daniel Guérin lui-même appelait de ses vœux dans la « Postface » de sa Lutte de classes sous la première République [1], écrivant : « Nous laissons ce livre suivre son chemin, espérant, par la discussion qu’il fera naître, par les travaux moins imparfaits qu’il engagera d’autres chercheurs à entreprendre, avoir au moins contribué à la difficile et laborieuse poursuite de la vérité. » Mais aboutissement, et que les tirs croisés, lors de la parution de son livre, en lieu et place d’une véritable discussion, suivis d’une longue conspiration du silence, n’avaient guère permis d’approfondir.
Relisant l’histoire de la Révolution à la lumière de la dialectique de la révolution permanente, il avait donné la dimension théorique qui manquait à la réhabilitation des Enragés, porte-parole des Bras nus, que déjà Kropotkine, dans sa Grande Révolution [2], et Maurice Dommanget, dans nombre d’études [3], avaient dégagé des calomnies sous lesquelles ils étaient enterrés, célébrant leur héroïsme d’avant-garde.
Voici quatre ans, dans notre recueil collectif, Permanences de la Révolution [4] Denis Berger, sous le titre « La révolution plurielle (pour Daniel Guérin) », faisait le point sur l’importance de cet apport, tout en montrant certaines de ses limites. Il faut se reporter à cette étude qu’il ne pourrait être que redondant de paraphraser ici. Toutefois, la règle même du recueil, où chacun des différents auteurs ignore ce qu’écrivent les autres, interdit la discussion de ce qui n’a pas fait l’objet d’un débat préalable. Et tel y fut le cas de la question restée suspendue qui continue à opposer les défenseurs inconditionnels du robespierrisme et ses critiques, au nom des Enragés.
L’« affaire Robespierre » : un débat de politique actuelle ?
Denis Berger ouvrait ainsi son dernier chapitre : « Grâce à Guérin, nous pouvons sortir du « jacobinisme ». On a beau faire : près de cent ans de robespierrisme quasi officiel font que l’« lncorruptible » passe pour un modèle révolutionnaire. Lénine lui-même s’y est trompé. L’honnêteté de Maximilien, son intransigeance et son énergie éclipsent les incertitudes de sa pratique. Albert Soboul et ceux qu’il a inspirés n’ont pas peu contribué à entretenir, à notre époque, cette sorte de culte. »
Inversement, Georges Labica, dans son article du même ouvrage, « Le concept de révolution chez Maximilien Robespierre », écrivait : « La ligne de Robespierre (...) n’est autre que la ligne directrice de la révolution, celle-là même, pourrait-on dire, de la lutte des classes. En opposition, terme à terme, une lecture rigoureuse fait apparaître, d’un côté, philosophes, bourgeois, propriétaires et nobles, l’athéisme, la volonté de détruire les autels, le formalisme et le philosophisme ; de l’autre le peuple, les classes exploitées qui n’ont rien obtenu de la révolution, la vertu, la guerre déclarée aux trônes, la tolérance et l’Etre suprême (Rousseau). Je pose la question : Est-ce si loin de Marx et de Lénine ?/La politique de la philosophie, c’est la théorie de la révolution que Robespierre littéralement inaugure, dans les contradictions qui sont celles de son temps et de sa situation. Rappelons-en les principes :/D’abord, ceux qui fondent, comme le voit Gramsci, la liaison théorie-pratique :/ la révolution a été préparée par le progrès de la raison humaine (...) La morale était dans les livres des philosophes, nous l’avons mise dans le gouvernement des nations. À la révolution « dans une cour » de La Fayette, il faut opposer la « révolution du monde » (...) La révolution n’est pas l’anarchie ; cette dernière se confond avec le despotisme, elle a régné « depuis Clovis jusqu’au dernier Capet ». » etc.
L’opposition des deux auteurs est radicale. Georges Labica fait disparaître la cause des Enragés, c’est-à-dire des prolétaires citadins et de leurs porte-parole communistes, au premier rang desquels Jacques Roux (et en même temps des premières féministes telles qu’Olympe de Gouges et Théroigne de Méricourt) par un véritable amalgame : l’athéisme abstrait bourgeois et celui de l’avant-garde populaire des déchristianisateurs, enragés de l’oppression cléricale ; la tyrannie féodale et son désordre avec l’« anarchie », terme d’accusation ordinaire portée contre le refus de l’ordre dominant. Et cela au nom de Marx, Lénine et Gramsci !
Au début des années cinquante, Jean Duvignaud, qui venait de rompre avec le PCF sur l’« affaire yougoslave », la rupture de Tito avec Staline, me raconta comment, alors que jeune intellectuel il avait choisi d’étudier Babeuf, Laurent Casanova, alors « dictateur à la culture » du PC, l’avait averti en secouant un doigt menaçant de prof : « Attention ! Babouvisme = trotskysme ! »
Comment se fait-il que, quarante ans après, l’étude marxiste de la Révolution française soit ainsi restée si bloquée qu’un homme comme Labica ne se soit pas dégagé de conclusions aussi peu dialectiques que celles citées ci-dessus ?
C’est à plusieurs niveaux que l’on peut répondre à cette question.
D’abord à celui du rapport de l’historique au politique. Les lectures de l’histoire ne dépassent pas — sauf exceptions individuelles ou minoritaires — la conscience politique des lecteurs de chaque époque, c’est-à-dire des idéologies en lutte dans les conflits de classes.
De ce point de vue, il est caractéristique que le blocage de l’interprétation marxiste de la Révolution française coïncide avec l’hégémonie du stalinisme sur la gauche mondiale et, donc, avec son idéologie de la conscience de classe incarnée par le parti — c’est-à-dire de ses cadres — s’imposant à la masse de la classe, et au besoin contre elle. Cette idéologie, dont Lukacs a été le théoricien le plus raffiné, a survécu au déclin et à la chute du système qui l’avait poussée jusqu’à la plus monstrueuse caricature.
La ruée de la réaction, triomphant sur ce déclin et cette chute, a fait le reste ; la défensive étant rarement favorable à l’affinement des positions attaquées.
Mais à cette situation, qui est celle de longues décennies, s’ajoute, plus profondément, une conception de l’histoire qui procède d’un marxisme « économiste » et dogmatisé : celle des étapes nécessaires, et, donc, du « possible » de chaque moment, qui renvoie son « au-delà » au même fourvoiement réactionnaire que la volonté de rester en son « en deçà ».
Certes, il ne s’agit pas de nier que chaque moment de développement de l’humanité contient en lui-même des limites matérielles et de conscience collective interdisant la réalisation des aspirations de ceux qui tentent de le subvertir le plus radicalement.
Mais ces limites ne sont pas données d’avance et ne se découvrent que dans l’action. C’est à vouloir les fixer que certains, qui commencent une révolution, tentent de l’arrêter « à demi » et ainsi ne « font que creuser leur propre tombeau ». Le silence et la soudaine immobilité, le 9 Thermidor, de celui qui avait émis ce verdict, Saint-Just, se comprend par la soudaine conscience aiguë qu’il était tombé dans le piège qu’il avait dénoncé.
Mais Robespierre, lui, ne comprit à aucun moment, même à son heure dernière (tous les gestes de son dernier jour le montrent), qu’en combattant à mort les Enragés il avait tenté d’arrêter la révolution à mi-course, détruisant sa propre base et ouvrant ainsi son tombeau.
Au moins, peut-on dire qu’« objectivement » c’était sa politique qui représentait le « possible maximum » de la révolution de ce moment historique ?
L’affirmer, comme le font avec acharnement les Robespierristes d’hier et d’aujourd’hui, est parfaitement gratuit, et d’ailleurs contradictoire avec les arguments employés pour justifier l’opposition aux revendications des Bras nus. Si leur défaite et la mort de leurs représentants, les Enragés, est la preuve de l’irréalisme « anachronique » de leurs objectifs et de leur lutte, la chute et la mort de Robespierre et des siens doit prouver également leur irréalisme qui, dans ce cas précis, n’est pas celui d’une avance sur la pendule de l’histoire, mais celui d’un idéalisme abstrait.
C’est à ce niveau que la discussion doit se poursuivre.
Des événements à la pensée de leurs acteurs
Le premier travail de l’histoire de la Révolution, celui de l’établissement des faits, est achevé pour l’essentiel : les faits des deux années cruciales, 93 et 94, sont connus quasi jour par jour et heure par heure, et ne sont guère remis en cause, du moins par les historiens sérieux. Ce qui est en question, c’est leur interprétation, qui appartient encore à l’histoire proprement dite, et, au-delà, aux jugements, portés sur les événements et les hommes, qui i’excèdent.
L’interprétation des faits relève dans une grande mesure de celle de l’histoire des idées. Et là, le piétinement voire la régression théorique sont impressionnants. Très généralement aujourd’hui, on voit opposer radicalement l’idéologie des « Lumières » et celle du « romantisme », bien que l’on ne puisse éviter les flous de la frontière, et — antimarxisme dominant oblige — sans analyse de classes des idées de ces deux courants de pensée.
L’opposition décrite par Georges Labica, dans le passage cité, établit au contraire une opposition idéologique sociale qui place la masse culturelle des « Lumières » comme idéologie commune à la bourgeoisie et à l’aristocratie, et le peuple dans un quasi-désert culturel, où, très curieusement, figure la vertu et la tolérance.
Or, si la bourgeoisie se rue alors au profit et au pillage du régime déchu, la « vertu » robespierriste n’est qu’un idéal petit-bourgeois dont il est très douteux qu’il soit partagé par le peuple massivement incuite et enragé contre ses séculaires exploiteurs, persécuteurs et mystificateurs.
Quant à la tolérance, comment l’associer au culte de l’Etre suprême ? Comme tous les déistes du siècle, Robespierre est d’une intolérance féroce pour l’athéisme. Et là est la pierre de touche de la tolérance : si l’on ne tolère pas l’athéisme, il n’y a pas de tolérance. De son côté, inverse, le peuple n’est pas davantage tolérant. Mais lui a de bonnes raisons : il s’agit d’abattre une puissance pire que la féodalité, et qui se tirera de la défaite de celle-ci ; une puissance d’illusion qui s’enracine au plus profond du culturel collectif et de la vie quotidienne. L’élite populaire des déchristianisateurs - massivement suivie : il suffit de considérer le caractère national de la destruction des figures et symboles religieux des églises (désastre pour le patrimoine artistique, mais à qui la faute !) — a été formée par le vaste mouvement des « Lumières », dont les idées ont filtré, via la littérature de colportage, dans toute la France alphabétisée.
Pris comme ensemble, le mouvement des « Lumières » a atteint plus ou moins toutes les couches de la société. Chacune y a pris ce qui lui convenait : l’aristocratie corrompue, la destruction des bases religieuses de la morale et, par là, la totale licence des mœurs en même temps que le cynisme à l’égard des « classes inférieures ». Mais est-ce là l’essence du rationalisme matérialiste ? Ce n’est — du moins doit-on l’espérer — que le point de vue de la plus noire réaction. En réalité, la classe nobiliaire a été aveugle aux implications des idées qu’elle adoptait, assurée, se croyait-t-elle, de la crédulité, voire de la stupidité populaire.
La grande bourgeoisie avancée ne voyait pas les choses très différemment, bien qu’elle empruntait surtout à la philosophie les idées de droit, de politique et d’économie qui fondaient ses revendications de réformes radicales. Quelles qu’aient été les idées privées, c’était toutefois le déisme voltairien plus que l’athéisme qui était par elle majoritairement extériorisé. L’athéisme ne cessa d’ailleurs à aucun moment d’être réprimé au XVIIIe siècle.
Très différente fut l’idéologie dominante de la petite-bourgeoisie laborieuse. C’est elle dont Rousseau fut le représentant typique, et c’est elle que Robespierre va représenter à l’état pur dans le mouvement de la Révolution. Elle aussi a « trié » dans l’apport des « Lumières », selon ses intérêts propres : l’antiféodalisme, l’anti- absolutisme, i’anticléricalisme (contre le clergé corrompu d’une Eglise terroriste) et les aspirations démocratiques, mais les yeux tournés vers un passé mythique, communautaire, patriarcal, évangélique, antiféministe.
C’est ce mélange qui forme le premier romantisme. Non pas une opposition absolue aux « Lumières », comme on nous le ressasse (en dernier lieu — et avec quel succès — le cuistre Luc Ferry), mais un embranchement qui va d’abord en combiner les aspects politiques radicaux avec des éléments culturels régressifs, et avec aussi une réaction saine aux excès desséchants du matérialisme mécaniste.
One telle saisie des différenciations idéologiques des derniers temps de l’Ancien Régime permet de lire les gestes des hommes de la Révolution comme épreuve dans l’action des différents courants des « Lumières ». L’entrée en action des masses va obliger chaque courant bourgeois, puis petit-bourgeois, à chaque étape de la Révolution, à rejeter une partie du capital des « Lumières », tandis que les porte-parole des « Bras nus » vont au contraire en pousser jusqu’au bout la logique.
La frontière essentielle se situe au niveau économique. Il s’agit du droit « sacré » de propriété. Mais aussi, pour le petit-bourgeois rousseauiste qu’est Robespierre, de la nécessité d’un ordre moral qui soit la garantie de l’ordre, c’est-à-dire de la maîtrise du mouvement des masses.
Robespierre : personnage tragique
Certes, jamais au-delà, représentant politique de la petite-bourgeoisie n’ira aussi loin, aussi haut, avec un tel héroïsme, que Robespierre et ses quelques compagnons, incorruptibles comme lui. Mais cela ne fait que mieux ressortir l’irréalisme absolu de leur utopie.
Autour de ces quelques hommes, une foule de cyniques, et pas mal de myopes. Plus loin, ceux qu’ils avaient terrorisés et qui vont se ruer à la contre-révolution. Les masses travailleuses, elles, étaient déjà brisées et n’auront plus que quelques sursauts. Daniel Guérin écrit : « Les masses, encore étourdies par le coup terrible de la défaite, désarticulées contre la répression, privées de leurs noyaux agissants, tombent dans un état de prostration et de désespoir qui leur interdit, momentanément, toute pensée. Ou, si elles régissent, c’est d’une façon confuse, parfois même réactionnaire. La vérité qui, demain, leur permettra de reprendre la lutte — et de la reprendre d’un point de départ beaucoup plus avancé que le précédent — quelques individus périssables en sont, pour l’instant, les seuls dépositaires. Mais cette vérité s’inscrit dans des textes imprimés qui, eux, ne sont pas périssables. » Ce sera en tout cas fini de cette génération dont les plus jeunes vont être engloutis dans les guerres de l’Empire.
Mais, au-delà de la compréhension des actes par la compréhension du statut social et de i’idéologie des acteurs, face à des situations sans précédent se déroulant à un rythme d’enfer (la chronologie de ces deux années donne le vertige), reste la place d’un dernier débat entre défenseurs et critiques de Robespierre : celui-ci a-t-il été un idéaliste, entraîné malgré lui dans les cahots de l’Histoire qui ne cessaient de le mettre en contradiction avec ses principes, ou un hypocrite, jouant la pureté pour des opérations menées machiavéliquement ?
Là encore, l’opposition est simpliste. Ni Don Quichotte ni Tartuffe ! Trop intelligent pour être dupe, trop idéologue pour sacrifier ce à quoi il croit, il est sans doute aussi trop orgueilleux pour ne se pas penser capable de surmonter obstacle après obstacle.
Daniel Guérin a insisté sur ce que, dans l’impasse où il s’était placé, Robespierre n’avait plus d’issue que le saut dans la dictature. On sait qu’il le comprenait, et ses proches, et ses collègues du Comité de salut public, et ses adversaires, français et étrangers. Tous, qu’ils aient craint de le voir devenir dictateur ou qu’ils aient espéré par là le voir arrêter la Révolution tout en gardant en main le frein de la contre- révolution. Les conjectures sur ce qu’aurait pu être une dictature civile, « vertueuse », sans les bottes et le sabre de Bonaparte, sont oiseuses, car le fait est que Robespierre a reculé devant cette tentation, qu’il a refusé cette dictature, et cela dans la logique même de tout son être, social et idéologique. Daniel Guérin n’a pas hésité à le reconnaître, qui écrit qu’il « avait davantage l’étoffe d’un chef spirituel, d’un prêtre que d’un dictateur ». Avant lui, Kropotkine avait écrit : « Il serait certainement faux de représenter Robespierre comme un dictateur. »
Son recul, son refus, du point de vue psychologique et moral, peut-être — et a été — jugé contradictoirement : flottement typiquement petit-bourgeois ou inflexibilité révolutionnaire ? Là encore, excès ! Robespierre n’a pas flotté depuis des années, et même devant des décisions d’une extrême gravité qui, pourtant, mettaient ses principes en jeu. inversement, il a tenté, en ses derniers jours, de renverser ses alliances et de chercher appui sur le Marais. En fait, en cet été de 1794, son impasse se révélait absolue, parce que c’était l’aboutissement de sa politique, le moment du heurt frontal de sa conception de la révolution avec la réalité de classe de cette révolution. Il avait réussi à faire passer « sa » révolution sur le corps de celle des plus modérés comme des plus radicaux. Mais la sienne n’avait pas de base. Elle était pure abstraction. Elle était la révolution selon le dernier mot de l’idéologie de la philosophie des « Lumières », selon la version Rousseau. Il avait — elle avait — vaincu parce qu’elle était celle d’un révolutionnaire représentant exactement son temps. Ni en arrière, ni en avant. Mais les réalités de la classe bourgeoise ne se laissaient pas enfermer dans ses propres valeurs révolutionnaires élaborées comme instrument de combat et de destruction du monde aristocrato-féodal. Ces valeurs avaient servi, avaient fait leur temps. On allait les réviser en baisse, voire les changer en pure façade.
Pour recentrer le débat
Avec une telle compréhension, on peut se dégager de la condamnation psychologique de Robespierre, et comprendre en même temps pourquoi, alors que c’est lui qui coupe les jarrets de la Révolution, elle ne se termine qu’avec sa chute.
Ses critiques de gauche les plus sévères lui ont rendu justice. Non seulement en terminant chacun leur histoire de la Révolution sur Thermidor, mais explicitement. Citons encore Kropotkine : « Presque tous sentaient, et ses ennemis le reconnaissaient, tout comme ses admirateurs, que la disparition du groupe de Robespierre serait — ce qu’elle fut en effet — le triomphe certain de la réaction./Comment donc s’expliquer la puissance de ce groupe ?/C’est que Robespierre resta incorruptible au milieu de tant d’autres qui se laissèrent séduire par les attraits du pouvoir ou de la richesse, chose extrêmement importante pendant une révolution. Alors que le grand nombre autour de lui s’accommodait à merveille de la curée des biens nationaux, de l’agiotage, etc., et que des milliers de Jacobins s’empressaient de s’emparer des places dans le gouvernement, lui restait devant eux comme un juge sévère, les rappelant aux principes et menaçant de la guillotine ceux d’entre eux qui avaient été les plus âpres à la curée. Mieux que cela : dans tout ce qu’il avait dit et fait pendant les cinq années de la tourmente révolutionnaire, on sent, jusqu’à présent — et ses contemporains devaient le sentir d’autant plus — qu’il était un des très rares hommes politiques d’alors qui n’ont jamais failli dans leur foi révolutionnaire, ni dans leur amour de la République démocratique. Sous ce rapport, Robespierre représentait une vraie force, et si les communistes avaient pu lui opposer une force d’intelligence et de volonté égale à la sienne, il est certain qu’ils auraient pu imprimer à la Grande Révolution un cachet bien plus profond de leurs idées. »
Et Michelet, de son côté, dont la critique de Robespierre annonce celle de Guérin, termine son Histoire de la Révolution française par cette anecdote : « Peu de jours après Thermidor, un homme, qui vit encore et qui avait alors dix ans [lui-même], fut mené par ses parents au théâtre, et à la sortie admira la longue file de voitures brillantes qui, pour la première fois, frappaient ses yeux. Des gens en veste, chapeau bas, disaient aux spectateurs sortants : « Faut-il une voiture, mon maître ? » L’enfant ne comprit pas trop ces termes nouveaux. Il se fit expliquer, et on lui dit seulement qu’il y avait eu un grand changement par la mort de Robespierre. » On comprend qu’il ait pu écrire plus haut : « Je ne les accuse ni les uns ni les autres, mais le temps, hélas ! (...) À qui le tort ? À la précipitation des hommes ? Non, à celle des événements. »
En histoire, la plupart des jugements moraux sont des anachronimes psychologiques et ne peuvent qu’entraîner de faux débats, il ne s’agit pas non plus de « prendre parti » au compte du passé, encore moins de s’y choisir des héros. En revanche, dans l’histoire de 93 et de 94, il y a non seulement à apprendre sur l’importance de ne pas faire les révolutions à demi, ce qui, pour l’heure, n’est pas, hélas !, à notre ordre du jour, mais sur la nécessité d’analyser profondément les niveaux de conscience et de combattre leurs inconséquences et leurs déviations par une critique acharnée, ce qui nous interpelle en notre plus quotidien.