Christine Delphy rééditée

, par GUITON Amaelle

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Sous le titre L’ennemi principal - vol. 1 : Economie politique du patriarcat, les éditions Syllepse ont récemment republié une première série d’articles de Christine Delphy - chercheuse au CNRS et directrice de la revue Nouvelles questions féministes -, rédigés entre 1970 et 1977. Occasion de plonger ou replonger dans les débats qui ont agité - et par conséquent façonné - le mouvement féministe dans les années post-68.

Occasion également, pour une nouvelle génération de militantes, née dans les prémisses ou la foulée des luttes de la fin des années quatre-vingt-dix, essentiellement confrontée à l’urgence de combats défensifs - contre la remise en cause du droit à la libre disposition de son corps, contre les inégalités salariales, contre le temps partiel imposé, contre le retour à l’ordre moral... - de se donner le temps d’un retour à la réflexion théorique, qui gagne toujours à être reprise et, au besoin, actualisée.

L’apport de Christine Delphy à la réflexion féministe est évidemment indéniable. Son travail, entamé à une époque où le mouvement féministe cherchait à asseoir sa légitimité face à un mouvement ouvrier traditionnel enclin à voir le conflit bourgeoisie/prolétariat comme seul légitime, présentait en effet, et présente toujours, un double avantage.

D’une part, en se situant dans un cadre analytique matérialiste, c’est-à-dire partant des rapports sociaux effectifs entre hommes et femmes, des pratiques sociales existantes - ainsi travaille-t-elle sur des objets tels que la transmission du patrimoine, l’économie de la famille, la notion de travail domestique -, elle bat en brèche une conception naturaliste de la répartition des rôles sociaux en fonction du sexe, conception qui, malgré les évolutions de ces vingt dernières années, n’a toujours pas disparu...

D’autre part, tout en plaçant sa recherche dans une temporalité et un espace donnés - les sociétés occidentales modernes, capitalistes - sa théorisation de l’autonomie d’une économie patriarcale, reposant sur l’exploitation des femmes par le biais du travail domestique non rémunéré, permet de rendre compte d’une pérennité (sous des modes différents) de l’oppression des femmes selon les âges et les types d’organisation sociale, et de la spécificité de cette oppression ; elle contribue ainsi, à sa manière, à justifier pleinement la nécessité de l’existence d’un mouvement autonome des femmes, luttant elles-mêmes pour leur émancipation - nécessité qu’il est toujours utile de rappeler.

Mais ce qui fait tout l’attrait d’une pensée extrêmement cohérente est également son principal défaut. Car s’il est évidemment un enjeu à mettre en lumière la spécificité de l’oppression des femmes, il ne s’agit pas pour autant de gommer artificiellement les différences temporelles, spatiales, et sociales - notamment en termes d’appartenance de classe, qui a bien évidemment à voir, non seulement avec la situation de la femme elle-même, son statut, sa place dans les rapports de production, mais également avec le statut du conjoint... Si l’on peut comprendre l’intérêt politique d’une analyse de la situation des femmes qui écarte ce dernier point et pose l’ensemble des femmes comme une « classe » à part entière, il n’empêche que cela conduit de fait à une déformation de la réalité sociale... et de la réalité politique [1]

Il est vrai qu’en déconnectant théoriquement l’économie patriarcale de l’économie capitaliste, en posant le travail domestique au centre de l’exploitation des femmes, elle en vient à masquer, fort logiquement, les modifications profondes que le capitalisme a fait subir au patriarcat : c’est-à-dire à la fois les modes par lesquels il peut s’adosser à la hiérarchisation sociale générée par le système patriarcal (par l’infériorité des salaires des femmes à diplôme égal, par exemple...) et, dans le même temps, la façon dont les deux logiques peuvent, dans une certaine mesure, rentrer en concurrence - ainsi est-il évident que l’accès massif des femmes au salariat, sans remettre en cause le fait qu’elles assument au premier chef les travaux ménagers (et, de ce fait, une « double journée » de travail), leur a donné les moyens d’une certaine indépendance financière. L’explication d’une telle imbrication, génératrice de paradoxes, ne devrait pourtant pas être un élément accessoire de la réflexion féministe théorique.

Ce problème ne peut, d’ailleurs, être que renforcé par les évolutions de ces vingt dernières années - dues pour part aux avancées obtenues par le mouvement féministe lui-même. L’accès à la maîtrise du corps (donc de la fonction de reproduction) par le développement du droit à la contraception et à l’avortement, la chute du nombre de mariages par le développement de l’union libre, la généralisation du salariat chez les femmes, ont évidemment produit des effets et permis une amélioration sensible de leur situation en termes d’indépendance. Cela ne signifie évidemment pas que la domination patriarcale ait disparu, ni même que la dévolution aux femmes des tâches ménagères ne soit plus une réalité, même si les comportements se sont quelque peu modifiés ; mais il faut pour le moins admettre que les modes de domination ont sensiblement évolué... même si ces évolutions peuvent aussi se faire dans un sens régressif, par une remise en cause de l’indépendance obtenue. Ainsi en est-il, en période de récession économique, du développement des temps partiels ou des statuts précaires en direction du salariat féminin, ou encore du système de l’allocation parentale : l’actuelle remise en cause du travail des femmes est bien le signe patent de cette interdépendance, que le travail de C. Delphy ne prend pas, ou trop peu, en compte.

D’autre part, en axant toute sa réflexion sur le rôle de la famille dans le processus de reproduction de la domination, Christine Delphy semble négliger le rôle également essentiel des institutions dans ce processus. Il est certes à noter qu’elle précise elle-même dans sa préface n’avoir jamais prétendu à l’élaboration d’une théorie globale de l’oppression des femmes, et que ses études sur la transmission du patrimoine, par exemple, prennent nécessairement en compte des aspects institutionnels du problème. Il n’est néanmoins plus à démontrer l’importance des lieux publics de socialisation - entre autres, l’Ecole - dans la construction et la transmission des identités et des pratiques sociales, question à laquelle Delphy ne se confronte pas dans ces travaux.

Cela est d’autant plus problématique que l’oppression des femmes - même en posant comme elle le fait la centralité de l’économie du patriarcat comme déterminant - se traduit dans de multiples dimensions. Le reproduction de la domination, c’est bien sûr la reproduction d’un statut d’exploitation, mais aussi de comportements sur lesquels s’appuie cette exploitation, jusqu’aux comportements les plus quotidiens [2] - la façon de s’habiller, de parler, de marcher dans la rue... - qui ne sont pas transmis seulement au sein de la famille, mais véhiculés par l’ensemble de l’environnement social... Peut-on et doit-on penser que la fin de l’oppression des femmes au sein de la famille permettrait directement de régler le problème et de modifier en profondeur les comportements, ou peut-on et doit-on plutôt penser qu’ils sont à ce point inscrits dans les corps, que la dimension strictement économique de l’oppression ne suffit pas à traiter du problème ?

Il y a là, sans doute, un aspect gênant de l’ouvrage. On a presque l’impression, en effet, qu’à vouloir être si solidement marxiste - même dans une version quelque peu hétérodoxe -, l’auteur en évacue un peu prestement la question, pourtant centrale et passionnante, de la « subjectivité » - question qui gagne pourtant à être prise en compte dans une analyse matérialiste, et que le seul concept de « fausse conscience » ne permet que partiellement de résoudre. Ainsi réduit-elle les rapports de couple à leur seule dimension économique, sans réellement aborder leur aspect nécessairement psychologique - sauf à croire que les sentiments amoureux ne sont qu’une pure construction sociale. On pourra avancer - comme elle le sous-entend, comme le fait aussi en partie Pierre Bourdieu dans son dernier ouvrage - que l’amour est aussi « amour social » ou « amour du destin social », c’est-à-dire, en substance, que l’on aime qui on doit aimer en fonction de sa place dans la hiérarchie sociale ; sans doute est-ce, cependant, un peu rapide, tant les rapports au sein de la famille sont complexes.

Ceci étant, malgré les critiques que l’on peut apporter aux théories de C. Delphy, la lecture ou la relecture de ces articles a, en dehors même des aspects strictement liés à l’élaboration d’un corpus théorique féministe, un double mérite. En premier lieu pour la mémoire même du mouvement des femmes, car on retrouve, jusque dans la virulence de certains articles, brillamment écrits (dont un vengeur « Nos amis et nous », tout simplement savoureux, consacré aux plumes masculines qui se mêlaient de féminisme... et aussi aux courants de femmes adversaires), le climat de l’époque, les avancées théoriques, l’importance et le caractère très pointu des débats, ainsi que la trace des luttes de légitimation des unes et des autres dans le fourmillement des groupes de l’époque.

On y trouvera également - et c’est là un élément précieux -un véritable travail de sociologie des sciences sociales, une charge contre la sociologie dominante d’alors, qui rappelle à bon escient à quel point les schèmes d’analyse utilisés par les uns et les autres doivent systématiquement être décortiqués en fonction de leurs conditions sociales de construction. S’il est vrai que les études féministes ont pu gagner une certaine reconnaissance, notamment aux Etats-Unis, et s’il est vrai que le mouvement féministe a pu quelque peu ébranler les présupposés androcentriques des sciences sociales, on est encore loin d’une véritable remise en cause. Il en est de ce champ de recherches comme de bien d’autres. A ce titre, les fondements épistémologiques que donne Christine Delphy à son analyse n’ont en rien perdu de leur caractère subversif.

Notes

[1Certaines luttes - notamment celles concernant le droit à libre disposition de son corps - engagent évidemment plus de forces (sociales et politiques) que d’autres (en particulier celles qui engagent le rapport au travail).

[2Sujet largement traité par P. Bourdieu dans La domination masculine - ouvrage qui, par ailleurs, fait presque l’impasse sur la question de la famille.

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