La lettre de la Libre Pensée
Fédération de Savoie de la Libre Pensée
Maison des Associations n° 2
73000 Chambéry
Chambéry, le 5.04.09
À Mesdames, Messieurs
Les Conseillers municipaux
Chambéry
Vous allez être amenés à vous prononcer dans les semaines à venir sur la création de carrés confessionnels dans le cimetière de Chambéry.
Monsieur Ruffier, Premier Adjoint au Maire, en charge de ce dossier nous a reçus le lundi 30 mars. Nous lui avons fait part de nos vives inquiétudes à ce sujet.
Cette décision touchant au fondement même de notre République indivisible, démocratique et laïque et remettant particulièrement en cause la loi du 9 décembre 1905 de Séparation des Eglises et de l’Etat, nous avons pris la décision de vous faire parvenir nos remarques que nous vous remercions de lire avec toute l’attention qu’un tel sujet nécessite.
Veuillez recevoir, Mesdames, Messieurs, l’expression de nos salutations républicaines.
Sylvie Midavaine, Présidente.
Les carrés confessionnels
QUELQUES DATES IMPORTANTES AU SUJET DE LA GESTION DES CIMETIÈRES :
- Le décret du 23 prairial an XII :
C’est le décret du 23 prairial an XII (11 juin 1804) qui institue le monopole des inhumations dans les cimetières municipaux, sous réserve des droits de propriété reconnus aux consistoires israélites et aux conseils presbytéraux protestants sur les cimetières privés, aménagés avant l’entrée en vigueur de ce texte.
Très rapidement, la gestion par carrés confessionnels des cimetières municipaux s’avère désastreuse. En raison du poids qu’elle représentait, l’Eglise catholique avait notamment empiété sur les parcelles réservées aux autres confessions ou aux personnes sans religion. En bien des endroits, elle était même parvenue à imposer l’abandon de ces parcelles. Pour mettre fin à ces situations inacceptables, les gouvernements successifs de la Troisième République ont mis en place un cadre juridique assurant la paix civile dans le domaine de la mort.
- Les lois de la Troisième République :
La loi du 14 novembre 1881 a interdit les divisions confessionnelles dans les cimetières. Elle a permis d’interdire les fosses communes pour les « mécréants » et de définir l’égalité des citoyens dans l’espace public. Il s’agissait donc d’une loi de progrès social et de justice.
La loi du 15 novembre 1887 a garanti les dernières volontés des défunts en disposant que « tout majeur ou mineur émancipé, en état de tester, peut régler les conditions de ces funérailles, notamment en ce qui concerne le caractère civil ou religieux à leur donner et le mode de sépulture ».
La loi du 28 décembre 1904 a laïcisé le service extérieur des pompes funèbres dont le monopole a été réservé aux communes.
La loi du 9 décembre 1905 a interdit l’installation de tous les signes religieux sur les portails ou dans l’enceinte des cimetières, à l’exception de ceux qui existaient avant son entrée en vigueur.
- La Laïcité, source de paix civile :
La Libre Pensée considère que ce cadre juridique doit être préservé car, grâce à ces lois, et notamment à la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905, la République assure à chaque citoyen la liberté de conscience, garantit sa liberté de croire ou de ne pas croire et de pratiquer le culte de son choix, de n’en pratiquer aucun ou de pouvoir en changer. Nous rappelons les deux articles fondamentaux de cette loi : « Article 1 : La République assure la liberté de conscience. Article 2 : La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte ». Positionnant les religions dans le domaine privé, la République permet ainsi de vivre ensemble, dans le respect de chacun, quels que soient ses origines, ses choix philosophiques ou ses convictions religieuses. Elle garantit également la laïcité dans les cimetières et le respect de la volonté du défunt quant à l’ornement de sa sépulture. Rappelons que bien des pays nous envient en ce domaine.
LA SITUATION ACTUELLE : DEUX TEXTES REMETTENT EN CAUSE LA SITUATION APAISÉE
- La circulaire du 14 février 1991 a tenté de réintroduire les divisions confessionnelles pour le culte musulman. Pourtant cette circulaire, qui voudrait instaurer les communautarismes dans les cimetières, n’a pas de base juridique opposable aux dispositions de la loi du 14 novembre 1881 qui reste en vigueur sur tout le territoire.
- La loi du 8 janvier 1993 supprime le monopole des pompes funèbres pour les communes.
Face à ces attaques contre la Laïcité des cimetières, une délégation de la Fédération nationale Libre Pensée a demandé audience auprès du Premier ministre. Elle a été reçue à Matignon le 25 janvier 2008 par Monsieur Faugère, Directeur de Cabinet du Premier ministre. Celui-ci a répondu à nos interrogations en indiquant que le ministère de l’Intérieur n’avait rien proposé à ce sujet et qu’aucune demande politique n’avait été formulée pour modifier les lois.
Pourtant, la ministre de l’Intérieur a fait paraître le 19 février 2008 une circulaire dans laquelle elle incite les maires à favoriser, « en fonction des demandes », l’existence dans les cimetières d’« espaces regroupant les défunts de même confession », autrement dit la création de carrés confessionnels.
Cette circulaire remet gravement en cause les principes même de notre République indivisible, démocratique, laïque.
Dans notre République et notre société multiculturelle, la diversité doit être richesse et non source de conflit. Pour cela, la Laïcité, assurant l’égalité en droit des citoyens dans le respect des lois de la République, permet à la fois l’expression du pluralisme des convictions et la recherche de valeurs communes.
La Laïcité, c’est donc l’art de vivre ensemble.
Quelle que soit notre confession ou non, nous résidons dans les mêmes quartiers, les mêmes lieux. Faudrait-il accepter que ce qui unit dans la vie, sépare dans la mort ? Faudrait-il faire une exception à nos principes républicains devant la mort en procédant à une sorte de ghettoïsation, de ségrégation du cimetière avec des parties interdites à certains sous prétexte de confession ? Ceci serait alors discriminatoire et pourrait faciliter les éventuels saccages et profanations dont malheureusement l’actualité est féconde. Notons d’autre part que cette partition des cimetières ne satisferait qu’une partie des croyants au détriment de ceux qui ont intégré la laïcité comme une base de notre système politique.
Sur ce sujet nous faisons nôtre la position de Monsieur Louis Besson lorsqu’il dit : « je continue à croire qu’un cimetière doit être pluraliste, comme l’est une ville. Nous vivons ensemble, pourquoi mourir séparés ? »
Pour conclure, il nous semble indispensable de souligner que les religions doivent exister dans le cadre de la République et non l’inverse. La République ne doit pas s’exercer dans le cadre des religions.
La réponse de Laurent Ripart
Laurent Ripart (Conseiller municipal NPA) à Fédération de Savoie de la Libre Pensée
Copie à Jean-Pierre Ruffier, 1er adjoint.
Si je partage beaucoup de valeurs avec les militants de la Libre pensée, il est clair que nous sommes radicalement en désaccord sur la question du carré musulman, sur laquelle le NPA et Chambéry 100 % à gauche se sont engagés fortement. Comme vous m’avez invité à lire avec attention votre courrier, je mènerai avec vous la discussion en répondant, point par point, aux arguments que vous avancez pour expliquer votre positionnement.
Je ne pense pas travestir votre pensée en constatant que vous motivez votre positionnement contre le carré musulman en avançant cinq arguments :
1. la création de carrés musulmans n’aurait « aucun fondement juridique » et violerait manifestement la législation funéraire.
Ne faisant pas du droit mais de la politique, je n’ai pas l’habitude de m’aventurer sur le terrain juridique. Votre argument me semble toutefois problématique : si la création de carrés musulmans n’avait pas de fondement juridique, il vous suffit de vous pourvoir en justice pour demander la démolition de tous les cimetières et carrés confessionnels de ce pays. De deux choses l’une : ou vous avez juridiquement raison et vous gagnerez devant les tribunaux, ou bien ce n’est pas le cas et il n’y a alors pas lieu de parler d’une « absence de fondement juridique ».
2. l’organisation d’un carré musulman remettrait en cause les acquis laïcs de la IIIe République.
Vous expliquez que la législation laïque de la IIIe République place chacun sur un pied d’égalité, « quels que soient ses origines, ses choix philosophiques ou ses convictions religieuses ». Vous conviendrez certainement que, pour ce faire, la législation que vous évoquez a aussi concédé aux chrétiens, et plus particulièrement aux catholiques romains, de très larges garanties juridiques. La législation que vous citez a ainsi garanti aux catholiques que les dimanches et toutes leurs fêtes religieuses seraient chômés, que leurs établissements d’enseignement seraient maintenus et soutenus par les pouvoirs publics, que l’entretien de leurs églises resterait à la charge des pouvoirs publics, que les écoles chômeraient un jour de la semaine pour favoriser l’enseignement religieux etc. Concernant la législation funéraire, s’il est vrai qu’elle était d’abord destinée à enlever à l’église catholique l’autorité qu’elle avait jadis exercé sur les cimetières, il n’en est pas moins vrai qu’elle garantissait aussi aux chrétiens la possibilité d’y être inhumés selon leurs rites traditionnels. Cela explique par exemple le droit à « l’ornement de sa sépulture » que vous évoquez et qui était destiné à garantir aux catholiques le droit à faire ériger des croix ou des chapelles sur leurs tombes, comme il en est d’usage dans leur tradition funéraire.
La législation de la IIIe République s’inscrivait ainsi dans le contexte de la France de la fin du XIXe siècle, dans laquelle l’immense majorité de la population était de tradition chrétienne, ce qui explique le statut privilégié que la législation républicaine avait accordé à ce culte. Or la société française a beaucoup changé depuis les cent dernières années et notre pays compte aujourd’hui beaucoup de musulmans. Cette l’évolution de la société française nous amène logiquement à reposer la question de l’organisation de nos cimetières : puisque notre législation garantit aux chrétiens qu’ils pourront être inhumés selon leurs traditions, en quoi serait-il illogique que les musulmans bénéficient des mêmes garanties ? Sur ce point, votre position est manifestement incohérente : comment pouvez-vous accepter que les chrétiens puissent doter leurs tombes de croix tout en refusant aux musulmans que leurs tombes soient orientées vers la Mecque ?
3. la création d’un carré musulman constituerait une « sorte de ghettoïsation, de ségrégation du cimetière avec des parties interdites à certains sous prétexte de confession ».
Il n’est pas raisonnable de considérer que la création d’un carré musulman relèverait d’un processus de « ghettoïsation ». Un ghetto est un lieu dans lequel on enferme des populations en raison de leurs origines ou de leurs pratiques religieuses et cela de leur vivant aussi bien qu’après leur mort, à l’exemple des cimetières des ghettos d’Ancien Régime, dans lesquels les juifs étaient contraints à se faire inhumer. Or, un carré musulman n’est pas un lieu où les populations musulmanes ou considérées comme telles seraient contraintes à se faire inhumer, mais un lieu où les populations ont la possibilité de se faire inhumer, ce qui n’est pas du tout la même chose.
De même, il n’est pas exact qu’un carré musulman est « un lieu interdit à certains ». La législation qui encadre la création des carrés musulmans ne souffre d’aucune ambiguïté : personne ne peut être écarté d’un carré musulman s’il désire y être inhumé. De la même manière que la loi garantit aux militants de la Libre pensée la possibilité d’être inhumés entre deux tombes surmontées d’une croix, elle leur garantit aussi la possibilité d’être enterrés dans un carré musulman.
4. la création d’un carré musulman serait « source de conflits ».
Je suis assez étonné que vous expliquiez que la création de carrés musulmans pourrait être « source de conflits ». J’ai longtemps vécu dans une ville – Nice –, où il existe depuis au moins le XVe siècle un cimetière confessionnel qui n’a jamais entrainé le moindre conflit. Par ailleurs, je vous signale que les militants de la Libre pensée qui vivent dans cette ville s’en sont parfaitement accommodés et n’en ont jamais demandé le démantèlement. De même, il existe des carrés confessionnels dans de très nombreuses autres villes françaises et ceux-ci n’ont, à ma connaissance, jamais suscité le moindre conflit. En revanche, nous pouvons tous constater que dans les villes qui, à l’exemple de Chambéry, n’ont pas de carrés confessionnels, la question est indéniablement source de conflits, comme en témoigne l’échange que nous sommes actuellement en train de mener. Les faits sont là : ce qui est « source de conflits », c’est l’absence et non la présence de carrés confessionnels.
5. la création d’un carré musulman favoriserait « les éventuels saccages et profanations ».
Une chose est certaine : si les antisémites et les racistes saccagent des mosquées, des synagogues ou des carrés confessionnels, c’est précisément pour obtenir leur disparition. Dans ce contexte, il me semble pour le moins maladroit d’apporter de l’eau au moulin des racistes et des antisémites, en avançant un tel argument. Lorsqu’un carré confessionnel est profané, le devoir de tout militant antiraciste n’est bien évidemment pas de demander sa fermeture ou de demander à ce qu’il n’en soit pas ouvert d’autre dans la commune voisine, mais au contraire de militer pour assurer leur sécurité et le droit de toutes les minorités religieuses à exister et à pouvoir manifester leur identité.
Pour conclure, je constate que vous terminez en vous réclamant de l’enseignement de Louis Besson, sans même vous interroger sur la nature de la cohérence politique d’un maire, qui a refusé un carré musulman tout en accordant un soutien jamais démenti à l’enseignement catholique. Louis Besson n’a rien d’un militant laïc et sa position relève d’une conception plus générale de ce qu’il appelle « l’intégration », qu’il conçoit moins comme une intégration par la France de toutes les cultures présentes sur son territoire que comme une obligation faite aux populations issues de l’immigration d’intégrer les valeurs de la culture dominante. Pour ma part, j’espère que votre position ne relève pas, en dernière instance, de considérations semblables.
Avec mes salutations militantes.
Laurent Ripart