Janvier 68, un Mai avant l’heure...
Le contexte économique de 1967 exacerbe les déceptions et les frustrations. L’affrontement sera d’autant plus violent que le préfet est un adepte de la manière forte. La visite du Ministre de l’Education Nationale, Alain Peyrefitte, le 18 janvier, déclenche la plus forte mobilisation étudiante depuis la guerre d’Algérie. Le ministre vient inaugurer le nouveau bâtiment de la faculté de Lettres : 41 500 étudiants manifestent. Le lendemain, la SAVIEM vote la grève illimitée avec piquets de grève et occupation. Ces formes de lutte offensives sont reprises volontiers par les jeunes travailleurs, souvent à l’initiative de la CFDT. Sonormel et Jaeger se joignent au mouvement. Les revendications concernent d’abord les salaires. Le 24 janvier, les gardes mobiles attaquent le piquet de grève de la SAVIEM et 550 « jaunes » entrent dans l’usine. Les grévistes marchent alors sur Caen, ils sont stoppés par des barrages policiers au niveau de l’hôpital [aujourd’hui CHR avenue Clémenceau]. L’affrontement est violent, des poubelles servent de bouclier, les grenades offensives volent. Cette journée du 24 est le tournant. Elle est suivie par une manifestation le 26, de 7 000 personnes (la plus forte depuis la libération). Cette fois, les manifestants, bien décidés à en découdre, sont casqués et ont avec eux des projectiles divers (roulements à billes…). Devant la Préfecture, les grilles sont jetées, dans tout le centre-ville c’est un affrontement qui dure toute la nuit. Les matériaux de construction du Drugstore (au-jourd’hui le magasin C&A) servent de projectiles aux manifestants. Une guerre de rue commence, les policiers qui lancent des grenades lacrymogènes sont souvent obligés de reculer dans les petites rues, des cris fusent : « CRS-SS ! ». Des lampadaires sont arrachés, et des vitrines brisées. Le bruit de l’affrontement s’entend jusqu’aux portes de la ville, les radios comme Europe n°1 re-transmettent les évènements en direct. La violence est assumée massivement par les manifestants, surtout des jeunes ouvriers. En fin de soirée, des gens venus assister au récital du chanteur Serge Reggiani au TMC, se joignent aux manifestants. Le bilan est difficile à établir : 95 personnes appréhendées (13 inculpés), 36 blessés à l’hôpital, 250 soignés par des médecins de la ville. L’écho des évènements se répand dans toute la France et le Canard enchaîné titre : « Triques à la mode de Caen ». Après le 26, le mouvement fait tache d’huile. Le mardi suivant, une grève générale est déclenchée dans les usines autour de Caen pour protester contre les brutalités policières. Un mouvement de solidarité sans précédent se développe dans tout le département. C’est ainsi qu’une pêche de solidarité est organisée à Trouville par les marins pêcheurs ; une collecte correspondant à une journée de pêche est apportée à la SAVIEM par l’intersyndicale de Trouville à l’initiative de la JCR. Douze mairies de la région organisent des collectes et mettent des cantines gratuites à la disposition des grévistes. Les Jeunesses Communistes collectent des fonds tout comme la JOC et la JAC. Les paysans de la région se rendent près des piquets de grève de l’usine de Blainville : leurs camions sont remplis de produits agricoles, lait, œufs, volailles, qu’ils offrent en solidarité aux grévistes. Le clergé lui-même est divisé, jusqu’à l’évêché. Le 2 février, l’évêque de Bayeux, monseigneur Jacquemin, écrit dans un communiqué à la presse locale son souci du respect dû à la personne humaine et aux syndicats. Les étudiants multiplient les collectes avec les lycéens. Le 30 janvier, 10 000 ouvriers sont en grève. Pour obtenir la reprise du travail, certaines entreprises lâchent des augmentations de salaire. Cependant, à la SAVIEM, le mouvement se poursuit, la répression se met en place. 20 ouvriers sont mis à pied, dont 5 délégués CFDT. La fin du mouvement se déroule avec de fortes tensions et l’insatisfaction domine. A la SAVIEM, la CGT s’oppose à la CFDT sur les formes de lutte. Un pôle CGT-FEN-PCF, d’un côté, et, de l’autre, un pôle CFDT-mouvement étudiant (extrême-gau-che), se dessinent sur la ville. Cela n’empêche pas l’unité des travailleurs dans les assemblées générales et les intersyndicales à la base.
Les leçons du mouvement
Jean Lacouture écrit un article dans le Monde du 7 février 1968 à propos des évènements de Caen, intitulé : « de la grève à la jacquerie ouvrière ». Pour la JCR, ces évènements valident les analyses d’Ernest Mandel (dans son débat avec Herbert Marcuse) sur le fait que les ouvriers des pays capitalistes portent toujours un potentiel anticapitaliste et révolutionnaire. Le n° 29 de L’Etincelle du 7 février 1968 titre : « Le premier grand combat des jeunes travailleurs caennais : le mouvement ouvrier s’aguerrit dans la lutte ». Yves Salesse écrit dans Avant-Garde Jeunesse de janvier-février 1968 : « Le Mans, Mulhouse, Nantes, Caen, ne sont pas des accidents. Ils sont les symptômes les plus nets d’un grand mouvement national profond et diffus qui se cherche ». La Revue Quatrième Internationale de février 1968 écrit : « Caen, Redon, c’est un grand mouvement national qui échappe aux organisations syndicales, dépassant les grèves de 24 heures qui sont en gestation, une crise majeure est en train de se préparer ! » Pour des syndicalistes caennais, janvier 1968 est une sorte de passage de témoin entre la SMN et la SAVIEM au niveau des luttes. On le voit, des leçons sont tirées de janvier, et mai ne sera pas une surprise pour une partie des militants ouvriers.
De janvier à mai
De janvier à mai, les mouvements sociaux se poursuivent de façon plus limitée, mais ils sont autant de symptômes d’une situation grave. Cela concerne les marins-pêcheurs protestant contre les circuits de distribution, les usines de Honfleur, les imprimeries Caron et Ozanne de Caen. Après l’expérience de janvier, la jeune classe ouvrière se montrera sensible aux mouvements étudiants parisiens dans leur affrontement avec l’Etat. Elle échappe en partie au contrôle des appareils traditionnels, en particulier le PCF, et utilise de nouvelles formes de luttes : grèves illimitées, reconductibles, piquets de grève avec occupation… Cette exemplarité peut être jouée également par le mouvement étudiant qui, lui aussi, échappe au contrôle des appareils.
L’extension de la grève
C’est dans cette perspective que la JCR propose une manifestation de solidarité dès le 6 mai pour protester contre l’évacuation de la Sorbonne. 5 à 600 manifestants casqués attaquent symboliquement la Préfecture, pour l’exemple. Il s’agit de déclencher par cette action la mobilisation des bataillons de la classe ouvrière. Un journaliste mal inspiré écrit : « c’est la fin des groupuscules ». Le 10 mai, puis le 13, la grève s’étend. La SAVIEM entre en lutte suivant l’exemple de Renault-Cléon. Les cheminots, les postiers de Caen-Gare cessent le travail. Le lundi 13 mai connaît une grande manifestation à Caen pour protester contre les violences policières imposées aux étudiants parisiens, elle rassemble ouvriers, étudiants et fonctionnaires. Le 21 mai, c’est la grève sur tout le département. L’occupation est active, le drapeau rouge flotte sur la gare de Caen et sur la SAVIEM. Une banderole proclame : « la SAVIEM appartient aux travailleurs ». Chez Jaeger, les cadences sont dénoncées : « Les compteurs défilent, les femmes tombent ». On dénonce également l’autoritarisme et les petits chefs. Les occupations respectent l’outil de travail, en particulier à la SMN, car un haut-fourneau éteint met plusieurs mois à se remettre en route. Des équipes se constituent pour maintenir les installations en état. Chez Moulinex, les travailleuses installent des tentes. Les piquets de grève contrôlent les entrées. La lutte est dirigée par des intersyndicales qui s’élargissent parfois à des comités de grève dans lesquels s’investissent les non-syndiqués (comme à la SAVIEM). Dans tous les cas, ce sont les assemblées du personnel qui contrôlent et décident de l’action. A l’Université, les grévistes s’organisent en commissions de travail. Elles réunissent enseignants et étudiants, mais aussi les lycéens, en particulier ceux de Malherbe où existe un groupe JCR. La grève étudiante est organisée par des comités d’action regroupés dans un comité de coordination qui assure les relations avec l’extérieur. Un atelier de sérigraphie crée les affiches du mouvement, signées « Université autonome et populaire de Caen ». Certaines sont reprises de l’Atelier populaire des Beaux-Arts de Paris. Enfin, le 18 mai, l’Université de Caen est déclarée autonome. Débats et assemblées générales se suc-cèdent réunissant parfois jusqu’à 3 000 personnes dans les amphis pleins à craquer et où s’affrontent verbalement trotskistes, maoïstes et quelques anarchistes. La place de la Mare, dans le bas du Gaillon, devient vite le point de ralliement des étudiants, avec la « cocotte-minute » (petit promontoire métallique de couleur blanche, utilisé alors par le gardien de la paix pour régler la circulation) qui sert de tribune aux leaders étudiants. Et surtout avec la Maison de l’A, véritable quartier général où s’échafaudent les projets d’action autour d’un café ou d’un hot-dog, les murs des salles de réunion étant recouverts de papiers porteurs de slogans et d’affiches. Le 22 mai est lancé un appel du 15e RIMCA de Mutzig (Régiment d’Infanterie Mécanisée). Ce sera un des seuls exemples en 1968. C’est un groupe de soldats qui affirme qu’il fraternisera avec les ouvriers si de Gaulle fait intervenir l’armée. Ce comité de soldats a été créé par un militant JCR de Caen. Il renoue avec les traditions de l’antimilitarisme du mouvement ouvrier.
La liaison étudiants/ouvriers
La qualité de la liaison étudiants/ouvriers est très intéressante par rapport à d’autres régions. C’est une tradition locale qui perdure depuis la guerre d’Algérie. Les échanges sont favorisés par les syndicalistes CFDT, tels Guy Robert ou Claude Cagnard, et par l’extrême gauche. Des étudiants rendent visite aux ouvriers de la SAVIEM qui occupent leur usine. On leur fait la « visite des ateliers ». Des dirigeants CGT tentent parfois d’écarter ces « éléments extérieurs à la classe ouvrière » et suspectés de « gauchisme ». Des films comme « les raisins de la colère » ou « Potemkine » d’Eisenstein sont projetés dans les ateliers ; un groupe de rock, les What’s, se produit, tandis que les comédiens de la « contrescarpe » jouent à la SMN et à la SAVIEM. Une « longue marche » est organisée depuis l’Université jusqu’aux usines en passant par la gare. Les JCR et l’UJCML y sont très présents. Une commission luttes ou-vrières/luttes étudiantes existe d’ailleurs à la fac. De nombreux militants syndicaux et des jeunes travailleurs viennent régulièrement aux AG et découvrent des débats, parfois abstraits, où prennent la parole Claude Lefort, professeur de sociologie, membre de Socialisme ou Barbarie, Marcel Gauchet, situationniste, Jean-Louis Cardi, de l’UNEF, Yves Salesse, leader étudiant JCR, ou encore Claude Mabboux-Stromberg, professeur de physique nucléaire. Cette liaison n’empêche pas le respect de l’autonomie de chacun. Au cours des manifestations quasi-quotidiennes, les chants de l’Internationale et de la Jeune Garde sont repris en chœur, le drapeau rouge est souvent brandi, de même, et parfois, le drapeau noir.
Caen ville morte
Une autre particularité du Mai caennais est l’opération « Caen ville morte ». A Nantes, l’expérience sera poussée plus loin puisque le comité de grève dirige et contrôle la ville. A Caen, le 29 mai, c’est le temps fort de mai 68. Cette opération suit un grand meeting qui s’est déroulé le 24 dans les rues de la ville. Il s’agit, selon la JCR, de « marquer l’emprise du mouvement sur la ville, de montrer un double pouvoir, mais sans structures du double pouvoir ». C’est l’Union Départementale CFDT qui propose en intersyndicale de déclarer « Caen ville fermée » en bloquant toutes les entrées de la ville. La CGT craint une dynamique qui déborde le cadre de la grève et n’approuve pas son principe. Les discussions sont très longues et finalement le blocage est décidé. L’opération débute dans l’après-midi. Huit barrages bloquent les entrées de la ville, les magasins sont fermés, les rues sont vides. Les entrées ont été réparties par entreprises ou groupes de militants. Par exemple, la SMN, Sonormel, Moulinex, Jaeger, bloquent la direction de Paris, la SAVIEM, avec les étudiants, bloque la sortie vers la Bretagne, en direction de Bayeux ce sont les électriciens et les enseignants. Tous les ponts sur l’Orne sont également bloqués. Une atmosphère de fête règne sur les points de contrôle et les discussions vont bon train entre ouvriers et étudiants. Le blocage de la ville est levé le soir même, sans intervention de la police. Le préfet a-t-il été sensible à la visite d’une délégation de partis de gauche et de prêtres lui demandant de ne pas faire intervenir les forces de l’ordre ? Pas de violence donc pendant le Mai Caennais, à la différence de janvier, même si parfois les pavés volent, comme ce jour de manifestation où un militant anarchiste s’en prend au commissariat de police en lançant un projectile, et même si le drapeau rouge est hissé sur le fronton de la Chambre de Commerce. La population sent confusément qu’il existe un autre pouvoir. Les militants JCR ou ESU sont interpellés par les gens sur des problèmes de circulation ou de voisinage, comme s’ils étaient le nouveau pouvoir.
Vers la fin du mouvement
A Paris, De Gaulle a lancé sa contre-offensive après sa disparition à Baden-Baden où il rencontre le général Massu, chef des armées, qui lui conseille de reprendre la main. Il lance solennellement son appel radiodiffusé : « La réforme, oui, la chienlit, non ! ». De nombreux étudiants, regroupés dans la Maison de l’A, écoutent cette intervention télévisée du chef de l’Etat. Le 30 mai, c’est le tour de la droite de manifester avec les CDR et l’UDR, aux cris de « Vive de Gaulle ! A bas la chienlit ! ». Ils sont 4 à 5 000 à Caen. Des contre-manifestants sont présents, la situation est très tendue. Le lendemain, 20 000 manifestants défilent dans les rues de Caen, la manifestation, qui doit se disloquer place de la Mare, est appelée à passer devant la clinique de la Miséricorde, les leaders arrivent à imposer aux manifestants le silence total sous les murs de la clinique. C’est d’ailleurs un des seuls exemples au niveau national de riposte à la manifestation organisée par l’UDR. Caen se distingue encore : « Le fascisme ne passera pas ! » ou « Nous sommes la majorité ! ». Les élections législatives sont en marche. Il s’agit de faire rentrer le fleuve dans le lit. La gauche traditionnelle retrouve là son terrain de prédilection et prépare activement ces élections. L’extrême gauche appelle à l’abstention, des bulletins de vote factices, sur lesquels est imprimée la phrase « j’ai déjà voté pour la révolution en me battant sur les barricades », sont distribués aux étudiants. Alain Krivine, leader national de la JCR, parle de « farce électo-rale » (rappelons que le droit de vote, comme la majorité, est alors fixé à 21 ans). Le gouvernement veut accélérer la reprise du travail en organisant la répression. La JCR organise encore un meeting à Caen de 500 person-nes. Mais pour ses militants comme pour ceux de l’UJCML, c’est la dissolution et la traque des militants. Yves Salesse, dirigeant local de la JCR, est renvoyé de l’Education Nationale. Dans les entreprises, le patronat n’est pas en reste, des militants sont menacés physiquement. Guy Robert, militant CFDT à la SAVIEM, ne sera pas réintégré à l’issue de son service militaire, et il faudra une longue bataille pour obtenir sa réintégration. Des dizaines de syndicalistes sont réprimés dans la région, tels R. Masseron (SMN), ou R. Lebris (David). La répression est à la mesure de la peur qu’ont connue les dirigeants patronaux.
Les effets de 68
Après 1968, le mouvement ouvrier sera durablement modifié. La CFDT bas-normande sera touchée par le reflux du mouvement et par la répression, mais elle s’affirmera dans la décennie suivante comme une force motrice des luttes. Une nouvelle génération ouvrière a fait l’expérience de formes de lutte offensives. Elles seront reprises dans les luttes chez Caron-Ozanne et chez Pirou à Bretoncelles avec contrôle ouvrier à l’image de Lip. Le mouvement étudiant a montré lui aussi sa force sous l’impulsion d’une extrême-gauche puissante. La jeunesse scolarisée a acquis des droits nouveaux et entend s’en servir. La JCR et le PCI vont donner naissance au journal Rouge et à la Ligue Communiste (janvier 1969). La descendance de l’UJCML sera représentée par la Cause du Peuple, le PCR ou l’Humanité Rouge. Le PSU connaîtra encore une audience importante et Révoltes muera en AJS. Une agence de presse d’extrême gauche, l’APL, sera créée. Le courant socialiste, discret en tant que parti en 1968, se reconstruit autour de Louis Mexandeau, animateur caennais de la Convention des Institutions Républicaines. Le congrès d’Epinay de 1971, créant le Parti Socialiste et le Programme commun avec les Communistes et les Radicaux de gauche, sonnera l’heure du renouveau pour les socialistes. Le Parti Communiste Français a raté, lui, le rendez-vous avec la génération de 68, cela n’apparaîtra que beaucoup plus tard. Les mobilisations massives se répèteront tout au long des années 1970. Elles commencent fin juillet 1968 avec l’affaire du TMC de Caen (Théâtre Maison de la Culture). En effet, Jo Tréhard, son directeur, est remercié par la mairie en raison d’une programmation jugée « non-conforme au goût des Caennais ». Des manifestations massives, souvent violentes, vont achever une année 68 décidément bien « chaude » à Caen.