Dans le courrier des lecteurs de Rouge du 13 mai, un certain A.A., autrement dit le camarade Antoine Artous, s‘attaquait de façon assez inélégante à Léonce Aguirre, auteur la semaine précédente d’un article intitulé « Les États-unis socialistes d’Europe », l’accusant de ne pas avoir lu certaines publications de la Ligue sur le sujet et de ne pas les citer alors qu’il citait en revanche les revues Carré Rouge et Contretemps.
Certes, Carré Rouge n’est pas une publication de la Ligue, encore que si le BP avait accepté la demande d’adhésion de membres de son comité de rédaction, dans le cadre du « grand parti » que nous affirmons vouloir créer, on se serait vite rendu compte que les divergences ne sont pas plus importantes que celles qui s’expriment quotidiennement dans la LCR. Quant à Contretemps, les deux tiers de son comité de rédaction au moins, dont A.A. lui-même, sont membres de la Ligue. Alors, pourquoi ces lignes dans un courrier des lecteurs qui devrait effectivement leur appartenir, et non servir à des règlements de compte entre dirigeants ou anciens dirigeants ?
Là ou le bât blesse, selon l’auteur de la lettre lui-même, c’est dans la formulation de la perspective des « États-unis socialistes d’Europe », qui aurait le tort de relever d’un « propagandisme anticapitaliste abstrait ».
J’ai relu « l’ancienne mais très intéressante brochure de 1999 » dont parle A.A et qui s’intitule en réalité « Urgence contre le chômage. Pour une Europe unie, démocratique et socialiste. Propositions de la LCR pour une autre Europe » (c’est moi qui souligne, ici et par la suite). Cette lecture m’a poussé à prendre ma loupe de pèlerin et à relire également le « Spécial Europe » n° 31 de Critique communiste de décembre 1988, ainsi que le n° 137 de mai 1994.
En 1988, Livio Maitan écrivait à propos d’une alternative d’ensemble à l’Europe capitaliste : « De tels changements ne sont possibles que par la création d’institutions politiques et sociales fondées sur des structures et des instruments de démocratie directe », ajoutant : « C’est dans une telle optique que les révolutionnaires doivent concrétiser leur propagande sur la nécessité d’opposer à l’Europe capitaliste de la CEE et de l’Acte unique l’idée d’une fédération socialiste européenne ». Il parlait aussi de « réorganisation démocratique, c’est-à-dire sous le contrôle direct des travailleurs et non des bureaucraties syndicales, de la sécurité sociale dans tous ses volets (maladies, retraite, etc.) ». Il signalait que les luttes seraient différentes d’un pays à l’autre, en précisant que « le leitmotiv commun est nécessairement celui de l’auto-organisation ». Cette orientation me semble assez claire.
En 1994, Critique communiste n° 137 titrait en couverture « Dossier : Pour une autre Europe... » et développait une tout autre ligne. Là, dans les articles de Francis Sitel et du futur chevènementiste François Dietrich, pas un mot sur une issue ressemblant un tant soit peu à celle proposée six ans auparavant par Livio Maitan. Seul l’économiste Maxime Durand haussait un tout petit peu le ton dans son article « L’économie à la croisée des choix sociaux », s’enhardissant à affirmer dans sa conclusion : « Seul un projet européen progressiste, autrement dit internationaliste, peut constituer une alternative à l’enlisement capitaliste et aux dérives nationalistes ». En fait, à l’époque on progressait vers le marécage de la « cour des grands », vers la 5e roue de la carriole réformiste, c’était la non-révolution par étapes, l’ennemi était le libéralisme et non le capitalisme.
J’en viens à la brochure de 1999, au titre trituré par A.A. Le thème central en est incontestablement « pour une Europe unie, démocratique et socialiste » : la formule revient une dizaine de fois dans le texte, accompagnée par le contrôle des travailleurs sur les conditions d’emploi et d’embauche, ainsi que d’un contrôle sur la gestion de la force de travail dans les entreprises pour, entre autres, gérer l’évolution des retraites. Pour renverser les obstacles antidémocratiques, il faudra bousculer l’ordre établi, LO et la LCR se battant pour « une autre Europe, une Europe socialiste dans un combat internationaliste ».
Nous y précisions l’essentiel : « L’état d’urgence économique impose d’enlever au patronat et aux financiers le contrôle absolu qu’ils exercent. Ils supposent des gouvernements 100 % à gauche, s’appuyant sur les initiatives des salariés et des chômeurs, libérant l’immense potentiel d’aspiration au changement accumulé dans la société. Un ou plusieurs gouvernements de ce type, logés au cœur de l’Europe, provoqueraient une contagion politique rapide capable de surmonter l’encerclement qui brisa la Commune de Paris ou la Révolution russe d’octobre 17. Si elles se dotent de gouvernements appliquant une politique conforme aux besoins des exploités et des opprimés, les classes ouvrières d’Europe disposeront d’une base productive, scientifique et technique incomparable. Elles représenteraient en même temps un exemple et un point d’appui matériel pour les exploités dans le reste du monde.
Inverser la logique dominante, passer du pouvoir d’une minorité qui exploite à celui de la majorité qui crée les richesses de la société, tels sont les objectifs du projet d’une Europe unie, démocratique et socialiste ».
Alors là j’adhère, ça c’est une ligne, juste un petit amendement : remplacer 100 % à gauche par socialiste... Mais dans ce contexte-là ce n’est pas absolument indispensable, d’autant qu’à la page suivante on nous propose une planification autogestionnaire et que l’on marche vers « la refondation et la réappropriation d’un projet socialiste autogestionnaire ». Ce qui, selon moi, veut dire que les travailleurs exerceront directement le pouvoir...
Venons-en au n° 168 de Critique Communiste du printemps 2003, directement cité par A.A. L’article de la rédaction (il n’est pas signé) a pour titre « Les propositions de la LCR en 1996 et 1999 ». La première ligne est très drôle : « Notre époque a la mémoire courte. Et ce défaut touche également parfois les révolutionnaires ». Autocritique, direz-vous ! Pas du tout, ils se prennent au sérieux, c’est le Serpent du Jeu de Paume. Les trois têtes de chapitre sont : 1) « Une révolution démocratique... et sociale (1999) » (en petit, on explique que c’est un extrait d’une brochure qui parlait entre autre d’une Europe socialiste) ; 2) « Une situation qui appelle une révolution démocratique européenne » ; 3) précédant un texte du congrès de la LCR de 1996, « Pour une construction politique permettant... (1996) ». En passant on nous explique, après l’énoncé de plusieurs revendications : « Ce chamboulement démocratique radical est le seul qui puisse donner corps à une Europe des citoyens... »
Quand à l’article de fond, co-signé par Antoine Artous, Dominique Mezzi et Catherine Samary, il exclut le mot socialisme, tout comme l’article de A.A. titré « Mettre au centre la citoyenneté et la souveraineté populaire ». Seule Galia Trépère affirme que « les conditions objectives pour une Fédération des États-Unis Socialistes d’Europe ont considérablement mûri depuis 80 ans ». L’orientation développée dans ce Critique communiste n’est pas celle qui avait présidé à la campagne électorale des européennes de 1999. Aujourd’hui, on affirme : « Notre projet repose donc sur une démocratie qui aille jusqu’au bout... »
Nous devrions donc être partisans d’une « extension radicale de la démocratie qui ferait des citoyens d’Europe les véritables acteurs collectifs de leur vie », nous explique-t-on en ajoutant que « la condition sine qua non pour sa réalisation c’est l’appropriation collective et sociale des moyens de production... ». Tout cela est-il possible dans le cadre du capitalisme ? Non, bien sûr et le laisser entendre ne peut que créer des illusions dramatiques pour les travailleurs. « Une Europe sociale et démocratique » telle qu’on nous la propose ne peut se concevoir que si on l’inscrit comme une première concrétisation de la perspective des « États-Unis socialistes d’Europe ». Sur ce point fondamental, c’est François Chesnais qui a raison dans Carré Rouge (n° 29, printemps 2004). « Un spectre hante l’Europe : le libéralisme », nous dit-on en oubliant de préciser que depuis plus de 150 ans, un suaire l’enveloppe : le capitalisme.
Comparons les perspectives de 2004, « Sociale, féministe, écologiste, solidaire avec les pays en développement, la construction d’une Europe au service des peuples passe par la rupture avec les institutions actuelles et la construction de nouvelles institutions, basées sur des assemblées élues au suffrage universel... » avec celles de 1999, « La refondation et la réappropriation d’un projet socialiste, autogestionnaire, écologique, féministe, tournant le dos à la dictature des marchés comme à la caricature des régimes staliniens se forgera au travers de mobilisations d’envergure, de nouvelles pratiques, de nouvelles formes d’organisation. Elle se basera sur l’extension la plus large de la démocratie dans la société. »
D’accord pour la démocratie mais d’abord dans les luttes, et c’est comme cela que l’on pourra virer Chirac et Raffarin avant 2007. La formule rituelle « battre X ou Y dans les luttes et dans les urnes » est lourde de confusion. Une perspective clairement anticapitaliste, telle qu’on affirme vouloir la proposer en 2004, ne peut se concrétiser qu’en privilégiant les luttes ; et « l’extension radicale de la démocratie » qui est préconisée ne peut faire le deuil d’une série de nos principes [1] — nos chers disparus — qui n’entrent pas et ne peuvent pas entrer dans le cadre de l’ordre bourgeois : le contrôle ouvrier généralisé, la planification démocratique qu’il autorise et l’autogestion, seule véritable expression de la souveraineté populaire.
Alexis Violet