Lazare (Bernard ; 1865-1903). Bernard Lazare est une figure paradoxale : nationaliste juif et internationaliste libertaire, opposant anarchiste de la république bourgeoise et défenseur du capitaine Dreyfus, critique féroce de l’Église catholique tant admirée par le socialiste catholique Charles Péguy. Il est « inclassable », « outsider » qui ne rentre dans aucune des catégories établies de la politique ou de la culture. Né à Nîmes dans une famille juive assimilée, il gagne Paris en 1886. Il se fait connaître comme poète et critique littéraire, en publiant la revue Entretiens politiques et littéraires (1891-1893), carrefour culturel où se retrouvent poètes symbolistes et écrivains anarchistes. Proche de ces derniers, il écrit régulièrement dans la Révolte de Jean Grave, hebdomadaire « anarchiste-communiste », interdit par la police en 1894. Par la suite, il se lie avec Fernand Pelloutier et les anarcho-syndicalistes, publiant avec eux l’éphémère journal l’Action sociale (1896), avant de devenir, pendant les dernières années de sa vie (1901-1903), un collaborateur des Cahiers de la quinzaine de Charles Péguy. Ce non-conformisme fait de lui l’un des premiers dreyfusards, auteur de la brochure de 1896, Une erreur judiciaire. La vérité sur l’affaire Dreyfus. Sa hardiesse dans le combat dreyfusard n’est pas sans rapport avec ses idées anarchistes : son hostilité libertaire contre l’État, contre les tribunaux et contre la hiérarchie militaire est sans doute au cœur de son engagement dans la campagne, même si ses brochures se situent uniquement sur le terrain de la défense des droits de l’homme. Cette sensibilité ne l’empêche pas de faire bloc avec les socialistes, les républicains et les démocrates qui se battent pour la Justice.
Cependant, face à la montée brutale de l’antisémitisme — dont il a prédit à tort l’imminente disparition dans un livre publié avant l’« Affaire », l’Antisémitisme, son histoire et ses causes (1894) —, il réagit en tant que « paria conscient » en assumant son identité juive, et une certaine forme de « nationalisme juif ». Hannah Arendt en fera une figure exemplaire du paria révolté en contraste avec la servilité du parvenu. Il n’abandonne pas pour autant ses convictions anarchistes, qu’il s’efforce de concilier avec l’option nationale juive. Dans une conférence de mars 1897, « Le nationalisme juif », il esquisse une utopie libertaire internationaliste qui ne fait pas table rase des nations, l’utopie d’un monde sans frontières mais non sans cultures nationales. Il s’agit d’une réflexion originale dont la portée dépasse la seule question juive, et qui tente d’aller au-delà de l’universalisme abstrait et d’inventer une dialectique nouvelle entre le particulier et l’universel. Mais en défendant le droit de nations opprimées comme les juifs, Lazare n’est-il pas en contradiction avec les idées internationalistes ? « Aucunement, répond-il. Quand les socialistes combattent le nationalisme, ils combattent en réalité le protectionnisme et l’exclusivisme national ; ils combattent ce patriotisme chauvin, étroit, absurde, qui conduit les peuples à se poser les uns en face des autres comme des rivaux ou des adversaires. [...] Que suppose maintenant l’internationalisme ? Mais il suppose évidemment des nations. Que signifie être internationaliste ? Cela signifie établir entre les nations des liens non pas d’amitié diplomatique, mais de fraternité humaine. [...] Supprimer les frontières, ce n’est pas faire un unique amalgame de tous les habitants du globe. Une des conceptions familières du socialisme international et même de l’anarchisme révolutionnaire, n’est-elle pas la conception fédérative [...] ? Pour que l’internationalisme s’établisse, il faut que les groupes humains aient au préalable conquis leur autonomie ; il faut qu’ils puissent s’exprimer librement, il faut qu’ils aient conscience de ce qu’ils sont. »
La présupposition anthropologique et politique fondamentale de son utopie, c’est la diversité humaine comme richesse du socialisme : rien ne serait plus contraire à l’esprit libertaire que la tentative d’« uniformiser » les êtres humains, de leur imposer de façon autoritaire une homogénéité artificielle : « Rien ne me paraît si nécessaire pour l’humanité que la variété. » Chaque individu ou groupe d’individus a sa façon particulière d’exprimer les idées et les conceptions qui appartiennent au trésor de l’espèce : « La richesse humaine est faite de ces variétés. Ainsi tout groupe humain est nécessaire, il est utile à l’humanité, il contribue à mettre de la beauté dans le monde, il est une source de formes, de pensées, d’images. Pourquoi caporaliserait-on le genre humain, pourquoi le ferait-on se courber sous une règle unique, en vertu de quoi lui imposerait-on un canon dont il ne devrait pas s’écarter ? » Ce rêve d’un socialisme de la diversité est l’apport le plus original de Bernard Lazare à la pensée utopique.
Bernard Lazare